bien

À travers l’équivoque d’une forme très générale qui recouvre du très précis, il s’établit entre l’écrivain et moi une sorte de complicité flatteuse ; je me sens choisi ; l’artiste me découvre ; il me chante, il chante ma peine, ma joie, ma curiosité ; il la chante bien ; il en a tout vu, tout senti, et d’autres choses encore que je ne voyais ni ne sentais. Écho d’un Narcisse qui ne sait pas parler, c’est mon double inspiré ; sa confidence m’illumine ; mais ses révélations sont si décentes, il chante ce chant individuel avec tant d’à-propos, avec une beauté si pleine mais si modeste, que je n’ai pas à en rougir, et qu’au plaisir d’avoir été deviné, j’ajoute celui de n’être pas trahi.

Roland Barthes, « Plaisir aux classiques », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 57.

David Farreny, 11 sept. 2004
périclitez

Passez nuages

pauvres heures

grosses nuées porteuses

de crépitantes

gifles froides

défilez

indigentes journées

années lugubres

périclitez

projets infimes

sombrez

passions naines

étiolez-vous

désirs

et surtout ne revenez

jamais

Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 8.

David Farreny, 20 août 2006
chambre

Le soleil, la chaleur et la lumière, qui réjouissaient ton entourage, t’apparaissaient comme des invitations à sortir, des perturbations de ta solitude, des obligations à la joie. Tu refusais que ton euphorie soit due au climat. Tu voulais en être seul responsable. Si l’on te sollicitait en invoquant le beau temps, tu déclinais l’invitation. Le temps gris, l’hiver, la pluie ou le froid ne te déplaisaient pas. La nature semblait alors s’accorder avec ton humeur. Qu’il fasse mauvais t’évitait la culpabilité de ne pas sortir. Tu pouvais rester chez toi sans qu’apparaisse l’anormalité de ton enfermement. Personne ne venait alors t’interroger sur ton goût pour la chambre.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 76.

Cécile Carret, 22 mars 2008
enfoncé

J’ai préféré la solitude aux entraînements de la bavarderie, de la chasse, de la pavane, de tous les bruits à deux ou en bande. Au fond de mes maisons, au soir de journées devenues denses et lentes, je me suis enfoncé au plus profond et au plus sourd de moi, dans une sorte d’alerte ou de pétrification dont je ne supporte plus qu’on me tire à l’improviste.

Il existe dans ces tuyauteries auxquelles mes araignées normandes me font songer des détours, des dérivations que l’on dirait inutiles, bras morts des rivières obscures, parenthèses dans le discours muet. Il suffit de se pencher derrière un lavabo ou d’ouvrir la «  plaque de visite  » des baignoires pour découvrir ces cols de cygne en plomb, ces S majuscules où j’imagine que mes noiraudes espèrent trouver, à l’écart du grand collecteur, un refuge sûr. L’image me poursuit parce qu’elle contient tout ce qu’il faut pour exprimer ma sensation, qui est de m’enfoncer dans du noir, de l’humide, et de chercher ce coude étréci de mon souterrain où personne, jamais, n’aura l’idée de venir me traquer.

François Nourissier, Le musée de l’homme, Grasset, p. 214.

David Farreny, 26 avr. 2009
crampes

Dans cet amour, la dissonance est toujours repoussée, jamais résolue, sauvée comme disaient les traités. Une nouvelle couleur pour la tristesse, ce soir : très large, calme. Ce n’est plus la tristesse ordinaire d’après les séparations. À ce degré, c’est le regret de souffrances plus anciennes qui peuvent passer maintenant pour les crampes du bonheur.

Gérard Pesson, « dimanche 19 décembre 1993 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 124.

David Farreny, 22 mars 2010
épeurai

Porté par un tel élan, j’y fus bientôt, et, sous l’orbe adouci de la lampe, je retrouvai le lieu d’une existence dont la médiocrité m’apparut, brutale, et d’un coup. Rien n’avait changé cependant, et, dans ce sommeil qu’ont les choses la nuit, mes objets familiers demeuraient à leur place, silencieux et prêts à l’usage.

Un reste de feu mourait sous la cendre ; sa lueur dorait le flanc d’un vase, et, çà et là, quelques reliures. Je vis sur ma table le travail commencé, les feuillets noirs, et la plume, et les notes innombrables. Je vis tous ces témoins de mon labeur et de ma foi ; leur inutilité navrante m’apparut, et celle même de ma vie, et son ordre pauvre. Je perçus combien grande était ma faiblesse, et je m’épeurai.

Félix Vallotton, La vie meurtrière, Phébus, pp. 84-85.

David Farreny, 13 juil. 2010
cœur

Ces livres m’ont envoyé ailleurs, dans le corps et la voix de qui je n’étais pas et, ce faisant qu’ils fomentaient mon évasion, ils m’ont déposé au cœur de moi-même, procédant à une invasion salutaire, m’allouant cette chose toute simple dont on ne peut aucunement faire l’économie : la reconnaissance ; petit miracle que Charles Juliet résume d’un sublime trait de simplicité : « Le rôle de l’écrivain est de prêter à autrui les mots dont il a besoin pour accéder à lui-même. » Ces livres me devinaient, ils m’écrivaient et me donnaient droit de cité tout en mettant au jour une part commune. Je m’aventurais dans l’étranger pour finalement tomber sur moi-même, m’offrant d’aller dans une complexité à laquelle la dictature du divertissement généralisé a définitivement tourné le dos.

Arnaud Cathrine, Nos vies romancées, Stock, p. 11.

Cécile Carret, 4 oct. 2011
angle

Il y a quelque chose qui m’a toujours étonné. C’est la difficulté qu’on éprouve à se trouver des défauts. Et comme ceux des autres nous sautent aux yeux. La sincérité envers soi-même, ce n’est sans doute pas autre chose que ce regard d’un autre en soi, regard rarement bien placé, changeant, « objectif ». On éprouve l’impression de sincérité quand l’angle est bon, c’est-à-dire écartelant.

Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, p. 267.

David Farreny, 27 mars 2012
réveil

Encore une journée qui s’en va, une journée carnivore

et l’ai-je retenue ? J’ai dormi. Et pendant mon sommeil, j’ai vieilli.

Ma paresse, ce vieux serpent qui me conseille

m’a dit, comme toujours : « Attendons à demain.

Ces changements sont lents, si lents, on a le temps —

les forces sont inégales,

bouger, c’est dépenser cette énergie exacte

dont tu auras besoin, demain, pour te lever

et rayonnant, forcer les anges du néant.

Demain, il est encore temps, allons dormir :

cette journée qui s’en va fera place à une autre,

à une autre qui point, qui vient, qui sera là,

et qui, dans sa beauté explosive, sera

ta journée de réveil, terrible et décisive

Benjamin Fondane, Poèmes retrouvés, Parole et Silence, p. 44.

David Farreny, 27 avr. 2013
tenter

J’ai regardé la vache et la poule et je me suis dit qu’il n’aurait pas été inintéressant, tout de même, après si longtemps, de les voir tenter autre chose.

Éric Chevillard, « mercredi 15 novembre 2017 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 25 fév. 2024

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