mort

Or, la mort ne nous empêche même pas d’aller au cinéma.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 91.

David Farreny, 22 mars 2002
horreur

De brusques montées d’horreur. Horreur de l’amour physique, de l’accouplement, à m’évanouir de dégoût. Horreur de la parole quotidienne, qui va de l’un à l’autre, et charrie toute notre vulgarité, notre mesquinerie, notre néant. Horreur de figurer dans une pièce sans queue ni tête, dans cette sale socialité. J’en suis arrivé à ne plus pouvoir me « changer ». Je porte le même pantalon, les mêmes godasses, la même veste, depuis des années. Bien forcé d’en rabattre, tout de même, avec le slip, la chemise, les chaussettes… Horreur qui se colle à moi, qui m’envahit, comment rentrer chez soi, comment supporter qu’on ne s’en aperçoive pas, qu’on me parle comme si de rien n’était ! Comment ne pas exploser, être dur, se faire rembarrer, rentrer dans le drame…

Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, p. 103.

David Farreny, 13 avr. 2002
s’envelopper

Il faut s’envelopper d’une jeune femme comme les envahisseurs mongols de quartiers de bœufs.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 74.

David Farreny, 1er janv. 2006
contredire

Un spectre hante la société actuelle : celui d’une critique à laquelle elle n’aurait pas pensé. Dans le but de se protéger de cette menace, elle ne cesse de sécréter ses propres contestataires et les pousse en avant : objecteurs de substitution, rebelles de remplacement, succédanés de perturbateurs, ersatz de subversifs, séditieux de synthèse, agitateurs honoraires, émeutiers postiches, vociférateurs de rechange, révoltés semi-officiels, provocateurs modérantistes, leveurs de tabou institutionnels, insurgés du juste milieu, fauteurs de troubles gouvernementaux, émancipateurs subventionnés, frondeurs bien tempérés, énergumènes ministériels. C’est avec ces supplétifs que l’époque qui commence a entrepris de mener la guerre contre la liberté.

D’une façon plus générale, la civilisation qui se développe sous nos yeux ne parvient à une parfaite maîtrise et un contrôle total qu’à condition d’inclure en elle l’ensemble de ce qui paraît la contredire. C’est elle, et elle seule désormais, qui encadre les levées de boucliers et les tollés de protestation. Elle s’est attribué le négatif, qu’elle fabrique en grande série, comme le reste, et dont elle sature le marché, mais c’est afin d’en interdire l’usage en dehors d’elle. L’ « anticonformisme », la « déviance », la « transgression », l’ « exil du dedans » et la « marginalité » ne sont plus depuis belle lurette que des produits domestiqués. Et les pires « mauvaises pensées » sont élevées comme du bétail dans la vaste zone de stabulation bétonnée de la Correction et du Consensus. Ainsi toute pensée véritable se retrouve-t-elle bannie par ses duplicatas.

Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, pp. 13-14.

David Farreny, 19 janv. 2008
exprès

Mais voilà. On a un peu l’impression que les hommes le font exprès. Font exprès, et depuis des siècles, d’être malheureux — ou le contraire — pour des raisons qui ne tiennent pas. Et que c’est tant mieux si elles ne tiennent pas. Un peu l’impression qu’ils s’emmènent en bateau parce que, tout compte fait, le jeu ne vaut pas la chandelle. Quel compte, quel jeu, quelle chandelle, c’est ce qu’ils ne disent pas ; qu’ils reculent devant l’évidence de la devinette, pour mieux passer le temps.

Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, pp. 242-243.

David Farreny, 4 mars 2008
transats

Nous nous approchâmes du bastingage, nous intéressant toutefois moins à la façon dont se brisaient les vagues qu’à la manière dont certains passagers investissaient l’espace. Nous fûmes […] consternés à la vue de transats tous occupés, sans exception, par des estivants dont aucun ne semblait présenter le moindre signe d’humanité, et qui, constations-nous, s’étaient rués pour bloquer leurs places avant même le départ du bateau, avant même les premiers signes de fatigue. Nous observerions de surcroît, dans la suite de notre longue traversée, que lesdits transats, ainsi que les sièges dans les zones couvertes, resteraient occupés en permanence par les mêmes personnes, lesquelles s’interdiraient de se lever durant quatre grandes heures par crainte de ne pouvoir se rasseoir — certaines néanmoins s’autoriseraient à le faire en disposant des sacs aux emplacements qu’ils quitteraient, parfois fort longtemps —, de sorte que je finirais, quand nous arriverions en vue de la Corse, par éprouver de la pitié pour ces gens exténués de leur interminable position assise, la tête farcie d’inconsistants articles de magazine, las et pratiquement décérébrés, mais n’ayant, en revanche, pas souffert un instant de leur inconcevable égoïsme ni de l’obscénité de leur comportement, tous résumant à mes yeux une société parfaitement détestable, à laquelle j’éprouverais le dégoût de m’être si longtemps mêlé, et me gâchant le plaisir que j’aurais pris, malgré tout, de m’être avancé sur l’immensité de la mer, en m’imaginant à l’occasion que j’étais seul et vierge de toute atteinte humaine.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 86.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
anachronisme

Le sot est celui qui pense après nous et avec effort une pensée que nous avons déjà eue sans difficulté et qui est astreint par là à faire son avenir avec nos restes, avec notre passé. Dès lors, c’est nous qui limitons sa pensée, puisque nous savons où elle va et quel arrêt momentané elle s’imposera, puisque nous connaissons en détail et par nécessité tous les relais qu’elle va trouver. Son invention est en même temps répétition, son avenir est en même temps passé. Je dis : pour nous. Car nous ne nions point que le sot n’invente, ne dévoile, ne découvre. Mais ces différents processus d’une pensée libre ne sont plus rien pour nous que des répétitions. […] Nous en connaissons les tenants et les aboutissants, nous la jugeons, la dépassons, en modifions par notre existence même perpétuellement le sens. En sorte que l’activité présente du sot, identique à la nôtre, est à la fois totalement invention et totalement périmée, totalement pour-soi et totalement en-soi figé. Cela va plus loin, car on pense que le sot ignore qu’il est sot. On lie donc ici sottise et ignorance : on s’amuse du sot qui croit à la validité de son effort libre, qui compte sur lui, met en lui sa dignité, s’effraye du résultat de son effort (faute de le voir encore) alors qu’il est en fait un pur anachronisme qui enfonce des portes ouvertes. Il y a donc au cœur de la conscience sotte une perpétuelle mystification, un perpétuel mensonge, une ignorance profonde. Le sot est dupe, sa conscience est truquée ; il croit être homme quand il n’est que nature, il croit agir quand il est entre parenthèses et qu’il se bat contre des difficultés déjà tombées hors du monde ; il croit être mon contemporain alors qu’il est tombé hors de mon temps, qu’il retarde, comme on dit. Ainsi pense l’homme « intelligent », sot en ceci qu’il ne voit pas que la sottise vient au sot par Autrui.

Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, pp. 320-321.

David Farreny, 14 déc. 2008
veux

Je descends de la lande, j’ai vu les digues de dessus et la mer au-delà des digues. J’ai vu en haut de la rue Monte-à-regret les crânes bien farcis de terre, sans le moindre souvenir d’amour, sans le moindre désir de mer. J’ai cru mourir dans la côte, mon corps était un puits où mes yeux voulaient se jeter. Je descends lentement, très lentement, que chaque fleur exhale sa bonté. Les collations sont douces au fond des cafés, je ne comprends rien à rien, je sais qu’on ne peut se faire à la puanteur des images mortes dans l’œil de mouton, je sais aussi que le malheur même est fragile. Je descends vers la ville, je vois l’octroi, je veux aimer.

Michel Besnier, Humeur vitrée, Folle Avoine.

David Farreny, 28 déc. 2008
encycliques

Il m’a dit : « Mon père est curé, mon oncle est maître d’école, mes frères et sœurs sont tous installés à Java. » Voilà un curé qui n’a pas lu un certain nombre d’encycliques. M’a raconté qu’aux Célèbes les pêcheurs vont à la messe couverts d’amulettes. Il parle parfaitement l’anglais et le hollandais. Il passe littéralement sa vie en train pour inspecter je ne sais quoi. De petits télégrammes le suivent de station en station : « Vous avez oublié vos pantoufles dans l’express de Malang », « J’ai des fruits frais pour vous, où dois-je les envoyer ? », etc.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 118.

Cécile Carret, 28 juin 2012
mais

Il est un temps où l’on constate que l’on n’a soi-même pas agi autrement. Ce n’est pas vengeance, mais orgueil et refus de se sacrifier. On ignore la beauté du geste. Il me semble que j’ai davantage fait souffrir que je n’ai souffert. J’ai su me préserver des états pénibles. Ils ont pensé lâcheté. Je suis lâche et m’en targue. Je me refuse à toute responsabilité. Mais le vide m’attend.

Bernard Delvaille, « Feuillets », Le plaisir solitaire, Ubacs, p. 10.

David Farreny, 13 août 2012
oubli

Les gens qu’a connus Chamfort sont pour beaucoup dans l’immortalité de son esprit ; peut-être que les imbéciles qui m’environnent seront la cause de mon oubli.

Henri de Régnier, « Le bonheur des autres ne suffit pas », L’égoïste est celui qui ne pense pas à moi, Flammarion, p. 40.

David Farreny, 10 mars 2016

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