nombrements

Il y a une frénésie des nombres dans notre monde occidental, une fièvre d’appliquer les nombrements à tout.

Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Minuit, p. 47.

David Farreny, 11 mars 2008
travaillez

Ceux qui me voient venir.

Moi aussi, je les vois venir.

Un jour le froid parlera,

Le froid repoussant la porte montrera le Néant.

Et alors, mes gaillards ? Et alors ?

Petits déculottés qui plastronnez encore,

Gonflés de la voix des autres et des poumons de l’époque,

Tout le troupeau, je le vois dans un seul fourreau.

Vous travaillez ? Le palmier aussi agite ses bras.

Henri Michaux, « La nuit remue », Œuvres complètes (1), Gallimard.

David Farreny, 12 mars 2008
cyclope

Si grands nécromants que soient mes voisins, ils n’ont jamais pu s’entendre avec le soleil qu’ils ont en horreur. Ni le conjurer, ni même l’éloigner un peu. Personne ici n’en fait façon. Vers six heures du matin, il monte sur l’horizon comme un boulet pour aller se fondre dans le ciel fumeux. On voit partout ce cyclope sournoisement réverbéré par les vapeurs et les humeurs qu’il tire de la ville. Pendant le jour interminable, il pèse sur les plantes, les hommes, les idées pour les faire mûrir et pourrir au galop et nous empoisonne comme une mauvaise absinthe avant de plonger en fumant dans la mer avec une débauche de couleurs vineuses, folles et d’ailleurs vite éteintes qu’il emporte avec lui. Chaque soir c’est le même embrasement, la même orgie de beauté confondante, les mêmes fastes baroques déployés sur notre fourmilière et comme pour s’en moquer.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 70-71.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
lubrifier

Le souci des peintres hollandais, ce n’est pas de débarrasser l’objet de ses qualités pour libérer son essence, mais bien au contraire d’accumuler les vibrations secondes de l’apparence, car il faut incorporer à l’espace humain des couches d’air, des surfaces, et non des formes ou des idées. La seule issue logique d’une telle peinture, c’est de revêtir la matière d’une sorte de glacis le long de quoi l’homme puisse se mouvoir sans briser la valeur d’usage de l’objet. Des peintres de nature morte, comme Van de Velde ou Heda, n’ont eu de cesse d’approcher la qualité la plus superficielle de la matière : la luisance. Huîtres, pulpes de citrons, verres épais contenant un vin sombre, longues pipes en terre blanche, marrons brillants, faïences, coupes en métal bruni, trois grains de raisin, quelle peut être la justification d’un tel assemblage, sinon de lubrifier le regard de l’homme au milieu de son domaine, et de faire glisser sa course quotidienne le long d’objets dont l’énigme est dissoute et qui ne sont plus rien que des surfaces faciles ?

L’usage d’un objet ne peut qu’aider à dissiper sa forme capitale et surenchérir au contraire sur ses attributs. D’autres arts, d’autres époques ont pu poursuivre, sous le nom de style, la maigreur essentielle des choses ; ici, rien de tel, chaque objet est accompagné de ses adjectifs, la substance est enfouie sous ses mille et mille qualités, l’homme n’affronte jamais l’objet qui lui reste prudemment asservi par tout cela même qu’il est chargé de lui fournir. Qu’ai-je besoin de la forme principielle du citron ? Ce qu’il faut à mon humanité tout empirique, c’est un citron dressé pour l’usage, à demi pelé, à demi coupé, moitié citron, moitié fraîcheur, saisi au moment précieux où il échange le scandale de son ellipse parfaite et inutile contre la première de ses qualités économiques, l’astringence.

Roland Barthes, « Essais critiques », Œuvres complètes (2), Seuil, pp. 284-285.

David Farreny, 12 sept. 2009
découvert

Mais il y a un temps pour les renaissances et un temps pour le renoncement. Maintenant les mots simples, les considérations de bon sens et la sagesse toute faite qui m’importunaient tant quand j’étais plus jeune (« ce n’est plus de ton âge ; si jeunesse savait ; un temps pour chaque chose ; si jeunesse pouvait ») s’imposaient à moi physiquement. […] Il ne me restait plus qu’à affronter à visage découvert, sans dérobade et sans illusion, la dernière échéance, celle qui ôtait tout sens au terme même de solitude. Il n’était plus temps de s’arrêter sur le bord du chemin. Pour la première fois de ma vie, j’ai résisté à l’illusion du recommencement.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 122.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
cent

En vérité, c’est une chose peu commune, qu’une forêt de trente lieues de longueur, dont les arbres plantés sur une glace couleur de céladon s’élèvent orgueilleusement jusques aux nues, et conservent malgré la rigueur des hivers leur première verdure. Cette forêt de toutes parts est fermée de roches et de montagnes, qui n’ont rien d’affreux que le nom, chargées de neiges jusqu’à la cime, et de pins, qui dans la diversité de leurs couleurs font le plus doux mélange du monde. Du flanc de ces rochers vous voyez des torrents que la nature a glacés, et tient en l’air suspendus, pour s’être voulu précipiter sans son aveu. Ô la belle chose ! Une forêt se voit en cent endroits ; cent roches se voient sur un torrent ; cent torrents, cent roches et cent montagnes se mirent dans une glace ; et toutes, par une réflexion continuelle des unes aux autres, font voir un paysage et des perspectives, dont la beauté et la naïveté surpassent nos idées.

Antoine François Payen, « Le voyage de Suède », Les voyages de Monsieur Payen dédiés à Monseigneur de Lionne, Étienne Loyson.

David Farreny, 21 avr. 2013
épilogues

À vrai dire, ma vie était criblée d’amis et de femmes perdus de vue. Certains avaient, sans doute, des choses réelles à me reprocher. D’autres s’étaient éloignés, tout simplement, sans même y penser, comme une planète s’éloigne d’une autre, emportée par d’imperceptibles gravitations. Dans la plupart des cas, ce n’est pas tant le manque de tel ou telle qui me troublait que tous ces vécus dévalués par leurs épilogues. J’aurais souhaité, dans mes relations, plus d’invariants. Certes, l’amitié et l’amour impliquent, je le sais, un échange entre deux êtres. Mais l’idée d’échanger a quelque chose de décevant. C’est une idée qui s’apparente trop à l’économie, pas assez à la foi. J’aurais sincèrement aimé connaître des liens sous un mode désintéressé et unilatéral. Mais la vie en société m’apparaissait rétrospectivement sous un jour atrocement contractuel.

Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 65-66.

David Farreny, 20 fév. 2015
colmater

Nietzsche dans un brouillon de lettre à Wagner : « Ma besogne d’écrivain comporte pour moi cette conséquence désagréable de remettre en question quelque chose de mes relations personnelles toutes les fois que je publie un écrit, quelque chose qu’il me faut ensuite colmater à grand renfort d’humanité »… C’est exactement ça que je ressens. Plus que ce que tu as dit est horrible, plus tu es encouragé à être gentil pour en effacer le sens, ou plutôt pour montrer à tout le monde que c’était seulement de la littérature.

Philippe Muray, « 6 décembre 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 525.

David Farreny, 23 août 2015
trottinette

Que fait ce galopin sur une trottinette ?

Éric Chevillard, « vendredi 15 janvier 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 7 mars 2016
rompt

Pour être lu, un livre se rompt – mais les deux moitiés sont pour toi.

Éric Chevillard, « jeudi 19 mai 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 19 mai 2016
âme

L’impalpable épiphanie du rien : cela seul m’aura requis ici-bas.

L’intellect tendu à l’extrême requiert le mode aphoristique. La brièveté est l’âme de l’esprit.

Roland Jaccard, « 7 novembre 1991 », Journal d'un homme perdu, Zulma, p. 227.

David Farreny, 28 fév. 2024

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