On se met à croupetons et l’on a ainsi la sensation d’être chez soi.
Maurice Roche, Compact, Tristram, p. 107.
Aurait-il fallu lui parler, à ce garçon mécanique ? Lui dire ce que j’aurais souhaité, qu’il me caresse ici ou là, qu’il m’embrasse et me laisse l’embrasser, qu’il m’offre un moment sans but, dans la pure effusion de la peau, au lieu de me seriner sans parole mais par tous les moyens qu’il fallait que je l’encule dans les plus brefs délais, et qu’il n’y avait pas lieu à tergiversations ? Mais non, parler n’aurait servi à rien. Le comportement sexuel, c’est vraiment la vérité de l’être. Le corps dit dans l’amour ce que l’esprit ne peut entendre, et ce qu’il n’entreverra jamais — pas avant une très profonde révolution culturelle et psychologique qui prendrait des années, si tant est qu’elle ait une chance de survenir.
Renaud Camus, « lundi 16 décembre 1996 », Les nuits de l’âme. Journal 1996, Fayard, p. 288.
Je n’ai pas de nom. Je m’appelle Personne.
Les riches ont l’or,
mes maigres mains creusent le rio.
Mes maigres mains creusent un sillon de mort.
J’ai enterré tant d’enfants que ma mémoire
est une encre sauvage.
Je n’ai plus de mains. Je n’ai plus d’âge.
J’ai la sagesse des grands arbres brisés par les Américains.
Je suis un Peau-Rouge. Jamais je ne marcherai
dans une file indienne.
J’ai très mal au cœur, au sexe, aux entrailles.
Je prie. Je suis Sioux.
Je prie. Je crois à la revanche.
Je suis celui qu’on ne peut pas tuer au cœur de la bataille.
André Laude, « Je m’appelle Personne », poèmes posthumes publiés par la revue « Points de fuite », 1995.
Mais le mal répondait, il répondait comme le mal, d’une voix tonitruante qui n’écoute rien.
Le souffle, où était le souffle ?
Mon œuf seulement écoutait le monde. Seulement mon œuf absorbait encore le monde…
Henri Michaux, « Vents et poussières », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 172.
Donc, n’importe où. N’importe où, c’eût été parfait. Dino Egger pouvait naître n’importe où – je me retiens de dresser la liste des lieux qui entrent dans cette catégorie – Aalter, Aarau, Aarschot, Aartselaar, Aba, Abadan, Abakan, Abbeville… –, on me soupçonnerait d’élaborer des stratégies dilatoires pour ne pas reprendre sérieusement mon enquête. Dino Egger pouvait naître n’importe où – Abdère, Abeokuta, Aberdeen, Abidjan, Abitibi, Abkhasie, Ablon-sur-Seine… –, nous n’aurions pas tardé à en être informés partout, aussi bien à Zwickau qu’à Zwijndrecht ou Zwolle.
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 102.
Rien n’est plus réaliste, et je veux dire pour une fois conforme à la vérité de l’expérience, que ces invraisemblables coups de théâtre, chez Proust, qui font se rejoindre, avec le temps, les mondes apparemment les plus éloignés, transformant Mme Verdurin en princesse de Guermantes, Gilberte Swann en marquise de Saint-Loup, Saint-Loup lui-même en amateur passionné de garçons, et Octave-dans-les-choux, cet imbécile, en rénovateur génial de toute la sensibilité artistique de son époque. À vieillir, c’est bien là l’une des principales consolations. On dirait même que l’on finit par avoir l’explication de tout. Mais c’est seulement lorsque l’on n’y tient plus.
Renaud Camus, « samedi 16 juillet 1988 », Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 229.
Pour notre consolation, la disproportion du monde semble n’être que d’ordre numérique.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 453.
Nietzsche dans un brouillon de lettre à Wagner : « Ma besogne d’écrivain comporte pour moi cette conséquence désagréable de remettre en question quelque chose de mes relations personnelles toutes les fois que je publie un écrit, quelque chose qu’il me faut ensuite colmater à grand renfort d’humanité »… C’est exactement ça que je ressens. Plus que ce que tu as dit est horrible, plus tu es encouragé à être gentil pour en effacer le sens, ou plutôt pour montrer à tout le monde que c’était seulement de la littérature.
Philippe Muray, « 6 décembre 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 525.