ravoir

Pourquoi on devrait être mieux en communiquant avec un autre qu’en étant seul, est étrange. C’est peut-être seulement une illusion : la plupart du temps, on est très bien seul. Il est agréable de temps en temps d’avoir une outre où se déverser et où boire soi-même : étant donné que nous demandons aux autres ce que nous avons déjà en nous. Pourquoi il ne nous suffit pas de regarder et de boire en nous-mêmes, et pourquoi il nous faut nous ravoir dans les autres ? Mystère.

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 186.

David Farreny, 24 mai 2003
divinité

On n’entend rien aux religions si l’on croit que l’homme fuit une divinité capricieuse, mauvaise ou même féroce, ou si l’on oublie qu’il aime la peur jusqu’à la frénésie.

Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 24.

Guillaume Colnot, 11 juin 2004
désintéressé

J’ai une espèce de remords sans regrets qui hier soir tournait presque à l’angoisse et m’a valu un tas de cauchemars — mais grâce au ciel, tant pour ma moralité que pour le repos de mon âme, je n’ai plus de ces velléités de jalousie que j’ai eues quelquefois jadis. Vous avez su être tel avec moi que je puisse clairement envisager vos sentiments pour [Olga] sans avoir le moindre petit pincement déplaisant au cœur — au contraire, je vous trouve sympathique et je vous aime jusque dans l’amour que vous avez pour elle — je m’en suis rendu compte hier soir avec satisfaction et avec une espèce de profonde gratitude à votre endroit. Car c’est pour moi la seule attitude correcte, mais cette correction ne m’est pas si naturelle, et je ne l’aurais certes pas eue s’il n’y avait entre nous tant de tendresse, de confiance et d’amitié. Je vous aime — d’un amour âpre et avide certes, mais aussi d’un amour désintéressé. J’aime que vous m’aimiez, mais j’aime aussi que vous existiez simplement, tel que vous êtes. Je vous aime avec gravité aujourd’hui — lourdement, profondément — c’est souvent ainsi.

Simone de Beauvoir, « lettre du 6 juin 1939 », Correspondance croisée (avec Jacques-Laurent Bost), Gallimard, p. 390.

David Farreny, 6 fév. 2005
impatiences

Je sens me reprendre les impatiences cuisantes, la fureur sombre, et qu’il fallait contenir, de surcroît, que m’ont inspirées, d’emblée, tant de proches dont je jugeais déjà les pensées aberrantes, les agissements dérisoires, inutiles, les sentiments infantiles, quand ils ne contrevenaient pas à l’évidence lumineuse de la loi morale.

Pierre Bergounioux, « dimanche 17 juillet 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 708.

Élisabeth Mazeron, 1er janv. 2009
point

Donc rester assis. Survoler des yeux écarquillés les plates-bandes d’idées. […] Le mur blanc me regardait, comme toujours, paisiblement ; paisiblement ; — pai. Si. Blement. – – (Le gros point brillant dans la serrure de la porte, c’était le bout de la tige – de la clé ; très brillant. Brillant gênant en fait ; je décidai d’y coller demain un rond de papier.)

Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 70.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
garder

Deux notes du Livre de mon bord, de Pierre Reverdy :

« C’est un tour de force incroyable de garder au bout de sa plume, après les détours qu’elle doit faire, la saveur de la sensation. »

« Les sensations sont le combustible du néant. Inutile de les noter, de les embaumer. Elles ne ressuscitent, avec leur sève et leur parfum, que lorsqu’elles ressurgissent on ne sait plus d’où, quand on les avait oubliées – qu’elles sont retordues, transformées, adaptées au moment précis où elles doivent être libérées. Non plus pour être exprimées elles-mêmes, mais pour exprimer. »

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 61.

Cécile Carret, 4 mars 2010
discordance

À aucune autre époque l’opposition ou la simple objection à l’idéologie dominante n’a été à ce point niée. Jadis le pouvoir idéologique en place combattait ses adversaires, et rudement, bien entendu ; mais il ne les réduisait pas à la non-existence. Parmi nous, tout ce qui ne témoigne pas sa soumission à la pensée régnante est frappé d’invisibilité : vous pouvez marcher dans la rue, vous pouvez mener une vie à peu près normale, vous pouvez même publier des livres, eux et vous êtes totalement transparents — c’est comme si vous n’existiez pas.

Dans les mythes traditionnels et dans leurs adaptations modernes, l’invisibilité est en général envisagée positivement. Elle est un don précieux. On envisage moins qu’elle puisse être une malédiction, ce qui est pourtant bel et bien le cas. J’ai déjà parlé de mon remords à propos d’un jeu idiot auquel je m’étais livré avec un ou deux enfants que je prétendais ne pas voir et ne pas entendre, et chercher partout alors que nous étions dans la même pièce : au bout de deux ou trois minutes, ils étaient en larmes et hurlaient.

Arnaud “C’est-vrai-que” Laporte et ses affidés, qui présentent à midi l’émission “Tout arrive”, exposent les principes de fonctionnement du système d’inclusion et d’exclusion avec une candeur charmante et, je crois, sans précédent. De presque tous leurs invités ils disent, et surtout Laporte lui-même, quotidiennement, qu’ils « les aiment beaucoup », qu’« on les aime beaucoup », que « ça faisait longtemps qu’on voulait les recevoir parce qu’on les aime beaucoup », que « c’est vrai qu’on trouvait que ça faisait vraiment longtemps qu’on les avait pas reçus, parce que c’est vrai qu’on les adore ». Très ouvertement, très officiellement, en s’en targuant, ils invitent et réinvitent indéfiniment ceux qu’« ils aiment beaucoup ». L’idée qu’ils puissent ou même qu’ils doivent inviter ceux qu’« ils n’aiment pas beaucoup » (c’est-à-dire qui ne penseraient pas exactement comme eux) ne les effleure pas une seconde. Ils ne sont pas là pour ça. Ce n’est pas leur métier.

Aucune époque n’a résolu avec autant de simplicité, d’élégance et surtout de bonne conscience le problème éternel de la discordance. Quelle discordance ? Je pense à mes chiens Horla et Hapax qui chacun, lorsqu’il trouvait que l’autre recevait ou risquait de recevoir trop d’attention, s’asseyait sur lui.

Renaud Camus, « mardi 29 avril 2008 », Au nom de Vancouver. Journal 2008, Fayard, pp. 169-170.

David Farreny, 16 juin 2010
empêche

Ce qui l’empêche de se lever est une certaine pesanteur, le sentiment d’être à l’abri quoi qu’il arrive, le pressentiment d’un lieu de repos qui lui est préparé et n’appartient qu’à lui ; ce qui l’empêche de rester couché est une inquiétude qui le chasse de sa couche, sa conscience, son cœur qui bat interminablement, sa peur de la mort et son besoin de la réfuter, tout cela l’empêche de rester couché et il se relève. Ces hauts et ces bas, ainsi que quelques observations rapides et insolites faites par hasard sur ces chemins constituent sa vie.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 501.

David Farreny, 9 nov. 2012
mensonge

Passé le Torne-Träsk, on entre en Laponie norvégienne. Le chemin de fer, qui traversait des eaux dormantes et un désert pierreux, s’engage brusquement sur la paroi d’un fjord. En bas, tout en bas, au-dessus de la vague glauque, des hameaux s’accrochent à la montagne verdoyante. Le paysage est grand, abrupt, touché çà et là de douceur humaine, et, jusque dans sa raideur, d’une jeunesse impétueuse. On débouche sur le port de Narwick, petite ville que la Norvège vient de jeter là comme un appeau brillant aux minerais de la Suède, et on s’embarque pour les îles Lofoten.

Elles nous apparurent dans la nuit. Nous vîmes se dresser, barrant l’horizon, une chaîne ininterrompue de hautes montagnes crénelées, effilées, déchiquetées, sculptées, gothiques. Elles étaient d’un gris bleu avec des lueurs de soleil ou de neige et de petits nuages ourlés de feu entre leurs dents aiguës. Tout l’archipel se mirait sur une mer d’un vert de métal, comme s’il eût été suspendu dans une clarté diaphane. Le navire se glissa par d’énormes brèches, longea des corridors, doubla des murailles de granit, nous promena toute la nuit dans un aquarium de pierre, d’écume, de mousses luisantes et d’algues d’or. Nous nous aperçûmes que le jour naissait aux plis d’ombre qui se creusaient sur les rochers. L’inégalité de la lumière nous avertissait que la nuit était passée. L’obscurité commençait à rétrécir les couloirs ; mais les crêtes et les rampes où frappait le soleil revêtaient le mensonge brillant de la vie.

André Bellessort, La Suède, Perrin.

David Farreny, 13 janv. 2015
idée

C’est bien la première fois qu’en rêve je copule avec un homme ; très désagréable, d’autant que celui-ci puait le tabac ; il avait une gueule virile, mal rasée, mais une poitrine naissante de jeune fille à laquelle je tentais vainement de me raccrocher, — j’avais du mal à tenir une érection dans ces conditions. Tout cela donne une idée du chaos psychique dans lequel on nage.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 118.

David Farreny, 3 mars 2015

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