cadavre

Quant à ceux qui se permettent de parler de moi sur un ton ennuyeux, pédant, doctrinal, ils se voient cruellement punis : leur bouche béante, je la remplis jusqu’à ras bord de mon cadavre.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 164.

David Farreny, 20 mars 2002
abandon

Pieter depuis une quinzaine a les lèvres sèches, conséquence, imagine-t-il, d’une légère fièvre d’indigestion. Il se les lèche toute la journée pour les humecter un peu. Du moins au début c’était pour ça. Mais peu à peu, l’habitude s’est prise et c’est devenu chez Pieter une véritable paillardise. Il se lèche les lèvres pour se toucher, à présent, comme les jeunes garçons qui se tripotent à travers leur poche, il s’offre ce doux contact de muqueuse comme une sucrerie. Tout en vous écoutant, tout en vous parlant même, il prend un air furtif et sensuel et, avançant sa lèvre supérieure en gouttière, attire sa lèvre inférieure dans sa bouche, comme un suborneur attire une fillette chez lui, il l’aspire, il la hume et, pour obéir à son appel, elle se gonfle et s’enfonce dans sa bouche, énorme et turgide — et là, Dieu sait tout ce qu’il lui fait, des langues et de frissonnantes caresses, il la mordille aussi un peu. Mais le principal de ses plaisirs, c’est, je crois, la plus primitive des voluptés, la pâmoison de la muqueuse nue, épanouie, posée sur une autre muqueuse comme une figue sèche sur une autre figue — et le plaisir passe de l’une à l’autre muqueuse, comme une huile épaisse, par osmose. Mais pour que sa jouissance soit complète, il faut qu’elle s’accompagne de bruit. Pieter est toujours entouré d’une foule de petits bruits, secs ou mous, mélodieux et plaintifs ou un peu rauques, qui sont comme la chanson perpétuelle et angélique de son abandon à soi. Tandis qu’il masturbe sa lèvre, il émet mille claquements pâteux évoquant des tétées gourmandes, des lapements, des « miam-miam » de nourrisson, des halètements de mâle à l’ouvrage et des râles consentants de femme comblée, et puis la lèvre ressort, obscène et molle, luisante de salive, elle pend un peu, énorme et femelle, épuisée de bonheur. Quand je le vois faire, quand je vois sur son visage cet air furtif et coquin d’enfant vicieux et de gâteux, il m’effraye presque par la profondeur organique et infantile de son narcissisme.

Jean-Paul Sartre, « dimanche 17 décembre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 325.

Guillaume Colnot, 21 nov. 2004
néant

Sans doute n’est-il de mysticisme vrai que celui de l’agnostique. L’athée soustrait du vide tout un champ du possible, le croyant l’encombre d’un trop-plein qui interdit le jeu, l’errance, le labyrinthe sacré de l’incertitude. La foi n’offre d’autre vertige que la formidable indifférence de Dieu, que la religion, d’ailleurs, s’épuise à démentir pour le fidèle. À celui-là seul qui ne sait pas — et pourvu qu’il ait le courage d’explorer sans faiblir son insondable ignorance, d’en scruter tous les gouffres et d’en affronter toutes les ombres, fussent-elles dernières —, à celui-là seul est promise la pleine expérience du néant.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 285.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
feu

Il y a du feu. Nous le cherchons dans les ombres,

dans l’hiver des chambres vides où veillent

des objets obscurs, nous le cherchons

Dans les prisons, les gares, les alphabets, les chiffres.

Peut-être aussi est-il dans la nuit du corps,

Dans le réseau des nerfs et du sang,

aspiré vers le haut, il tourne sur lui-même

et dicte les mots du Commencement.

Lionel Ray, Comme un château défait, Gallimard, p. 84.

David Farreny, 27 août 2006
temps

Quand rien ne vient, il vient toujours du temps,

du temps,

sans haut ni bas,

du temps,

sur moi,

avec moi,

en moi,

par moi,

passant ses arches en moi qui me ronge et attends.

Le Temps.

Le Temps.

Je m’ausculte avec le Temps.

Je me tâte.

Je me frappe avec le Temps.

Je me séduis, je m’irrite…

Je me trame,

Je me soulève,

Je me transporte,

Je me frappe avec le Temps…

Oiseau-pic.

Oiseau-pic.

Oiseau-pic.

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 335.

David Farreny, 12 mars 2008
modulations

Aller un peu mieux, un peu moins bien, ce ne sont que les modulations d’une universelle condition, qui consiste à être, et dont on ne sait pas quoi dire d’autre. Je suis, voilà ce que tu entendais ta mère déclarer au téléphone, je suis, avec incertitude, hésitation, parce qu’on n’en est jamais tout à fait certain. Que répondre à cela ? Et puis, tu ne le sais pas encore tout à fait, mais cela viendra, on le sait en toi, et pour toi, il n’y a rien à dire de ce qui est.

Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, p. 303.

David Farreny, 2 déc. 2009
manipuler

L’absence dure, il me faut la supporter. Je vais donc la manipuler : transformer la distorsion du temps en va-et-vient, produire du rythme, ouvrir la scène du langage […]. L’absence devient une pratique active, un affairement (qui m’empêche de rien faire d’autre) ; il y a création d’une fiction aux rôles multiples (doutes, reproches, désirs, mélancolies). Cette mise en scène langagière éloigne la mort de l’autre […]. Manipuler l’absence, c’est allonger ce moment, retarder aussi longtemps que possible l’instant ou l’autre pourrait basculer sèchement de l’absence dans la mort.

Roland Barthes, « L’absent », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 22.

Élisabeth Mazeron, 7 déc. 2009
vérifier

Tout en marchant, je n’ai pas pu m’empêcher, en passant devant une vitrine, d’y vérifier à quelque distance mon reflet. J’aurais préféré me trouver plus élancé, mais ça n’a pas été le cas.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 133.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
clarté

En rentrant chez moi, nuit claire, conscience nette de ce qui est pure insensibilité en moi et qui, dans cette même mesure, est doué d’une grande clarté qui se répand entièrement sans rencontrer d’obstacles.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 331.

David Farreny, 28 oct. 2012
quinquagénaire

Quinquagénaire, quel mot lent et pesant, et comme articulé déjà à un déambulateur. Je le réfute. Il ne dit rien de moi. […]

Quinquagénaire ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 78.

Cécile Carret, 16 fév. 2014
existence

On croit que la belle page de l’écrivain est le reflet d’une riche existence, alors qu’elle est cette existence accomplie.

Éric Chevillard, « mardi 4 février 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014

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