beaucoup

Moi, pas inquiet, je continuais à « être ». Sans plus. C’était beaucoup.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 21.

David Farreny, 21 oct. 2005
canapé

Quand la nuit fait rage. Fixe la plus proche, la plus scintillante — celle dont tu ignores le nom, parce que tu ignores beaucoup — enfonce de plus en plus fort ta vie dans un canapé à proximité d’une étoile.

Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 72.

David Farreny, 5 juil. 2009
distance

Le malaise qui grandissait en moi face au progrès du blanc sur la tapisserie m’interdisait le plaisir que j’eusse pu prendre, en d’autres temps, à telle vanité. Il n’y avait pas de quoi me vanter à constater que cette maladie de blancheur irruptait chez moi, plutôt qu’ailleurs, dans le lieu clos de mes pensées, de mes rêveries et de mes désirs. Peut-être même pouvais-je me dire, en vertu d’une correspondance essentielle entre le cœur et le monde, que s’il en était ainsi, c’était qu’en moi, par-delà la bienséante façade de mon inutilité, la corruption se trouvait déjà bien avancée. Et ainsi le mur, en face de moi, se posait-il pour ce qu’il n’avait jamais cessé d’être : le miroir de moi-même. Je pouvais donc — je devais même — le regarder mais comme l’on regarde un miroir que hante son image : à distance. Seuls les enfants posent le doigt sur leur reflet. Moi, naturellement, je savais à quoi m’en tenir sur l’illusion (mais aussi sur la vérité de l’illusion) : je n’avais donc pas à bouger, à tenter de saisir une insaisissable image. Il me suffisait de savoir que cette blancheur vacante autant que vorace me désignait dans mon propre néant. À distance, que ne saurait-on supporter ?

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 38.

Élisabeth Mazeron, 7 mars 2010
empoignades

On n’a pas expugné une chimère qu’un troupeau, que mille se bousculent pour prendre sa place. On n’a jamais eu autant de souci qu’au moment d’embrasser un parfait repos. Il faut disputer avec tous les échos de la mauvaise part, opposer qu’il n’est pas plus déraisonnable de ne plus bouger que de faire le contraire, qu’il n’y a rien de criminel à préférer un goût de sève aux âcretés de la cendre et du sang, qu’il n’est pas moins légitime d’y sacrifier qu’à quoi que ce soit d’autre dont elles proclament l’importance.

Un tiers, un promeneur attardé rentrant par les bois et me découvrant le dos à un tronc, les jambes aux corps, les bras enserrant les genoux n’aurait jamais soupçonné de quelles empoignades féroces l’inertie de souche qu’il constatait était le fruit. Peut-être s’en serait-il douté en me voyant frémir, prendre appui dans l’humus, les feuilles sèches, esquisser le mouvement de me lever, lorsqu’une injonction péremptoire, inattendue, me touchait.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 70.

Élisabeth Mazeron, 14 juin 2010
seul

Il y a un air, ce matin ; je me suis réveillé seul, seul comme à ma naissance, seul, dans l’absolu, c’est-à-dire n’étant plus aimé, attendu, porté par un autre être.

Paul Morand, « 27 février 1976 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 742.

David Farreny, 23 sept. 2010
cyprès

Cyprès vus au tournant d’une route, en Toscane. Et teneram ab radice ferens… Les accents, tous sur E ou A : E A E A E, avec des rappels à la basse : e a e… Mais il faut avoir beaucoup regardé les cyprès ; la montée droite, d’un seul jet, le dos Silvane nu et pur, la nuque ferme et soudain la ligne nette au-dessus de laquelle à la peau brune se substituent les cheveux, feuillage noir, touffes et boucles de flammes noires, « Grazie » la bouche de travers, cupressum.

Valery Larbaud, « Aux couleurs de Rome », Œuvres, Gallimard, p. 995.

David Farreny, 12 avr. 2011
casuistique

Il se jetait alors dans une casuistique assez souple pour voir avec les yeux de l’adversaire ce qui l’avait d’abord indigné, puis revenir à ses critiques en les pesant plus froidement, et esquisser pour finir un jugement serein. Là encore, il agissait moins par esprit de tolérance et compréhension que par besoin de se sentir supérieur, capable d’envisager tout ce qui est pensable, y compris les idées de ses adversaires, capable d’opérer la synthèse et de discerner ici comme là les fins de l’Histoire – comme il doit convenir à un véritable esprit libéral.

Italo Calvino, La journée d’un scrutateur, Seuil, p. 40.

Cécile Carret, 8 janv. 2012
éléments

À quelque distance de la ville, on peut rêver le désert, la solitude la plus absolue. Toutes les maisons disparaissent entre les collines qui les abritent, et l’on n’aperçoit que la mer, les montagnes et le ciel. Là règne le silence des lieux inhabités. Pas une voix humaine ne se fait entendre, pas un chant d’oiseau ne s’élève dans l’air, pas une feuille ne soupire. Tout est calme, repos, sommeil ; et si après avoir contemplé ce tableau oriental, on reporte ses regards sur cette terre si nue, sur ces landes rocailleuses qu’on a à ses pieds, on dirait que la nature a jeté là par grandes masses tous les éléments d’une création splendide, et ne s’est pas donné la peine d’achever son œuvre.

Xavier Marmier, Lettres sur le Nord, Delloye.

David Farreny, 21 avr. 2013
dénuement

Je n’étais pas trop accoutumé à marcher sur de longues distances, et je me suis aperçu que ce n’était pas si terrible, en tout cas au début, avec de bonnes chaussures, or j’avais de bonnes chaussures. Je m’échauffais, et, n’eût été le bruit des roulettes sur le bitume, qui était un peu comme la musique de fond de ma progression vers nulle part, je me serais senti presque bien. J’ai failli abandonner la valise dans un fossé et je me suis ravisé. Avec une sorte d’amertume, j’ai noté que je ne renonçais pas à toute prévoyance et que ce n’était sans doute pas bon signe. J’avais, selon toute apparence, encore un problème avec le dénuement.

Christian Oster, La vie automatique, L'Olivier, p. 11.

David Farreny, 22 mars 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer