Le nom. Je cherchais des noms et j’étais malheureux. Le nom : valeur d’après-coup, et de longue expérience.
Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 151.
Une chaussure ordinaire peut avoir la profondeur d’un chapeau.
Nathalie Quintane, Chaussure, P.O.L., p. 14.
Les hommes désespérés vivent dans des angles. Tous les hommes amoureux vivent dans des angles. Tous les lecteurs des livres vivent dans des angles. Les hommes désespérés vivent accrochés dans l’espace à la manière des figures qui sont peintes sur les murs, ne respirant pas, sans parler, n’écoutant personne. La falaise qui domine le golfe de Salerne était un mur qui donnait sur la mer. Je n’ai jamais plus trouvé de joie auprès d’autres femmes qu’elle. Ce n’est pas cette joie qui me manque. C’est elle. Aussi ai-je dessiné toute ma vie un même corps dans les gestes d’étreinte dont je rêvais toujours.
Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 9.
Depuis quand en va-t-il ainsi ? Depuis toujours ? Je ne sais rien de tout cela, qu’une simple amicale conversation pourrait éclairer en un tournemain ; mais précisément, tout est enveloppé de secret, de mystère, je n’ose pas poser de questions, nous nous sommes embourbés depuis des années dans tout un marais de pudeurs, de prudences, de discrétions sans cause qui empêchent entre nous toute intimité véritable. Je déteste le secret, qui me semble au monde ce qu’il y a de plus vain, de plus contraire en tout cas à la confiante étroitesse du commerce entre les êtres.
Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 324.
Le nihilisme paysan : à mesure qu’on avance vers le Danube, le nihilisme s’épaissit. Le nihiliste du Caucase, celui des hauts plateaux ensuite.
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 50.
Une dernière particularité décuplait la magie des omnibus auxquels leur cargaison de fruits, de bêtes donnaient des airs d’arche de Noé : c’étaient les haltes facultatives ménagées à intervalles irréguliers pour les habitants de hameaux invisibles perdus dans les vallées, enfouis dans la forêt. Parfois, une aubette aux supports de fonte moulée sur une plate-forme de ciment indiquait l’arrêt. Mais parfois, c’était simplement une pelletée de mâchefer cernée d’herbe haute, entre le ballast et l’orée du bois. Lorsqu’il n’y avait personne dans la flaque enchantée, le convoi poursuivait sa course fantasque dans le décor d’affiche.
Pierre Bergounioux, Simples, magistraux et autres antidotes, Verdier, p. 38.
La forme, c’est toujours une insoumission au sort (qui n’est même pas de mourir, mais de crever). Les plus grands souverains s’y sont pliés comme les plus petits, et peut-être ferions-nous bien, rois de nous-mêmes, de les imiter dans notre administration de notre propre existence. En ce qui me concerne, je m’y emploie assez activement, et ne m’approche qu’au prix d’un méticuleux décorum (d’autant que je me sais pas commode). Éternellement : « Credo che bisogna essere molto formali nel mangiare da soli. »
Renaud Camus, « mardi 29 août 2006 », L’isolation. Journal 2006, Fayard, p. 349.
Tous ses rapports avec le monde semblent se produire à travers quelque membrane. Cette membrane empêche toute forme de fertilisation. Métaphore intéressante, gros potentiel, mais il ne voit pas où cela peut le mener.
John Maxwell Coetzee, L’été de la vie, Seuil, p. 312.
je vis les noirs martinets
tourner dans un ciel d’orage
en criant criant mais n’est-
ce pas d’un sombre présage ?
au matin j’étais à Vienne
sur le Rhône un aigle noir
labourait l’air de ses pennes
pour revoir Montélimar
mais soudain il dériva
comme un cerf-volant qui casse
sa ficelle et s’en reva
vers de plus vastes espaces
William Cliff, « Montélimar », Immense existence, Gallimard, p. 41.
La Providence, pensa-t-il, ne peut à ce point se jouer d’un homme.
Il s’installa dans cette idée, il en fit amèrement le tour. Il y goûta une sorte de satisfaction, un réconfort aride, comme les enfants qu’on a punis en ne leur ouvrant pas la porte et qui au lieu de s’abriter restent sous la pluie avec des yeux ivres, sautent à pieds joints dans les flaques, se crottent en pleurant, et leurs larmes alors sont du vin. Il se vit dans ce petit enfant ne méritant pas un tel sort et s’en exaltant.
Pierre Michon, « Fie-toi à ce signe », Maîtres et serviteurs, Verdier, p. 104.
L’hypothèse du suicide ne tient pas, la victime avait un excellent alibi au moment des faits.
Éric Chevillard, « lundi 13 janvier 2020 », L’autofictif. 🔗
Je n’ose imaginer ce qui me serait arrivé si je n’avais pas été là pour prendre la fuite !
Éric Chevillard, « jeudi 13 juin 2019 », L’autofictif. 🔗
Nous sommes sortis du temps infini de la lecture individuelle. Écrire dans sa propre langue, c’est d’ores et déjà se condamner, comme pour les sciences, à n’être presque pas lu ; c’est accepter la disparition de l’écrivain au sein de l’épuisement de la littérature. Rien de bien neuf, donc, sauf cet épuisement qui fait que les grands récits et les grandes métaphores sont en train d’émigrer vers d’autres supports dans lesquels la langue n’est qu’un élément parmi d’autres, désacralisé, instrumental, véhiculaire. Sur ce plan-là, écrire revient à entériner la mort des langues, à entrer dans la nuit pour y chanter comme un enfant dans le noir.
Richard Millet, « 6 », Désenchantement de la littérature, Gallimard.