ombre

La texture de l’Espace n’est pas celle du Temps et le type anormal bigarré à quatre dimensions qu’ont élevé les relativistes est un quadrupède dont on aurait remplacé une patte par l’ombre d’une patte.

Vladimir Nabokov, Ada ou l’ardeur, Fayard, p. 640.

David Farreny, 22 mars 2002
prière

Ô créateur de l’univers, je ne manquerai pas, ce matin, de t’offrir l’encens de ma prière enfantine. Quelquefois je l’oublie, et j’ai remarqué que, ces jours-là, je me sens plus heureux qu’à l’ordinaire ; ma poitrine s’épanouit, libre de toute contrainte, et je respire, plus à l’aise, l’air embaumé des champs ; tandis que, lorsque j’accomplis le pénible devoir, ordonné par mes parents, de t’adresser quotidiennement un cantique de louanges, accompagné de l’ennui inséparable que me cause sa laborieuse invention, alors, je suis triste et irrité, le reste de la journée, parce qu’il ne me semble pas logique et naturel de dire ce que je ne pense pas, et je recherche le recul des immenses solitudes.

Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror, Robert Laffont, p. 649.

Guillaume Colnot, 2 déc. 2002
fantassins

Une section de fantassins se repose dans un espace vide entre deux maisons. Les uns sont couchés, dorment. Les autres, debout, contemplent avec indifférence la caravane morcelée dans le village. Je m’approche. Ils ont fait la Somme. J’attends d’eux quelque clarté, quelque espoir. Mais je n’ai devant moi que les soldats mystérieux, les soldats résignés. Je cherche en eux l’âme, le fond, le choix, le désir. Ils ne me livrent pas leur secret. Ils parlent soldat. Ils sont las. Je n’obtiens d’eux que quelques : « Il ne faut pas s’en faire… »

Léon Werth, 33 jours, Viviane Hamy, p. 19.

Cécile Carret, 11 mars 2007
colloques

Une identique lumière de néon éclaire les couloirs de l’ISFP. Généreusement arrosé par les subventions ministérielles et régionales, l’ISFP, plus riche que toutes les universités et les lycées réunis de l’académie, avait eu les moyens de se payer de la décoration de standing. Des peintures calculées pour la sérénité du formateur. De la moquette pensée. Celle-ci, bleu violacé, s’accorde superbement avec les murs vert d’eau agrémentés de plinthes jambon de Parme. Cela sent le confort, la joie et la clarté, avec un je ne sais quoi d’audacieux. Hélas, dix ans après, tout cet enthousiasme chromatique enduit en couches généreuses a connu le destin fatal réservé à l’allégresse officielle des surfaces. La mauvaise qualité des jointures de fenêtres t’a compissé tout ça de traînées noires ressemblant aux larmes délayant la crasse sur la face d’une pocharde qui se remémore son enfance. D’innombrables affichettes administratives, extraits de publications officielles, annonces de conférences, dazibaos syndicaux et mutualistes ont tartiné d’ennui le ci-devant vert primesautier. Quant à la moquette, il ne reste de ses fraîches étendues qu’une steppe saccagée par les croquenots pédagogiques et les milliers de cigarettes grillées par des formatrices blêmes et cancéreuses.

De ces colloques spectraux, par-delà le triomphe des non-fumeurs sur les fumeurs, par-delà l’agonie solitaire, dans quelque service d’oncologie à la décoration allègre identiquement dévastée, des didacticiennes abandonnées à la souffrance et au souvenir obsédant des centaines de circulaires ministérielles ingurgitées, persiste cette odeur de cigarettes imprégnant toutes les surfaces, et une fumée, un fantôme de brouillard troublant les couloirs interminables, épaississant la lumière des néons, peut-être le vestige de tant de dossiers remués, de tant de papiers agités, la grande ombre pulvérulente de toutes les vieilles existences bureaucratiques qui se refusent à disparaître.

Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, pp. 351-352.

David Farreny, 2 déc. 2009
dépoter

La température était excessive ; déjà de sourds grondements annonçaient l’orage, et les piailleries d’oiseaux avaient dans les tilleuls d’encolérées et batailleuses significations. J’allais, oppressé d’une double lassitude, heurtant les tombes, tandis qu’au passage mes yeux percevaient de plates épitaphes, des attributs niais, des bronzes ridicules.

De temps à autre, quelque forme noire de mère ou d’épouse surgissait, affairée à de menus jardinages, strictement limités à la surface de son mort. Ailleurs, des voisines s’entraidaient, se passant des conseils ou l’arrosoir ; je vis deux vieilles, dont le deuil balayait la poussière, unir ce qui leur restait de forces branlantes pour dépoter un laurier sec.

Si aigus qu’ils fussent, de tels détails ne pouvaient suffire à fausser mes pensées, et je déambulais toujours, au hasard, quand un détour me mit au bord d’une clairière.

Félix Vallotton, La vie meurtrière, Phébus, p. 145.

David Farreny, 14 juil. 2010
perdu

J’ai perdu l’inspiration en me taisant et Phébus ne me regarde plus.

Ainsi en fut-il des Amycléens : ils se taisaient et leur silence les perdit.

Anonyme latin, La veillée de Vénus.

David Farreny, 3 fév. 2011
phrase

Aimer la littérature, c’est être persuadé qu’il y a toujours une phrase écrite qui nous re-donnera le goût de vivre, si souvent en défaut à écouter les hommes. Soi-même, entre autres.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 50.

David Farreny, 24 mars 2012
stewart

À peine levé, le soleil a replongé dans la poix. Soleil noir de la putréfaction : il réapparaît quelques instants plus tard, la partie basse de son disque maculée d’un goudron dont il se dégage avec peine et ne retrouve de sa superbe qu’au moment où l’avion dégringole vers Roissy. On s’agite, on s’habille, on se lève. Le culte est fini, on va regagner la terre. À la sortie, le stewart, en habit bleu chamarré d’or, donnera à chacun sa bénédiction.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 148.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
socialistes

On se lamente, on s’étonne ou on se réjouit de ce que les socialistes, la gauche, soient mauvais en médias, que depuis cinq ans ils ne passent pratiquement jamais la barre de la communication. En réalité, ils la passent très bien quand ils sont dans l’opposition, c’est-à-dire quand ils revendiquent, se plaignent, en appellent à. Alors, ils sont bons en médias. Excellents. Comme ils sont le Parti de l’Hystérie, ils ne s’épanouissent que sous les maîtres, pour les détruire… Leur remontée actuelle dans les sondages à l’approche des élections vient de ce que, comme on leur prédit qu’ils vont perdre, ils s’y projettent, s’y voient déjà, retrouvent leur ton polémique, oppositionnel, dénonciateur. Ils redeviennent eux-mêmes, c’est-à-dire minoritaires, opprimants, marginaux écumants tout-puissants. Le monde cesse de passer par eux. Ils cessent d’avoir à définir le monde. Ils peuvent laisser la légitimation du monde, qu’ils vont confirmer par leur revendication, à d’autres. Le public dès lors les reconnaît, les identifie, et les aime pour ce qu’ils sont. Des esclaves qui montrent les dents. Tout le monde est soulagé.

Philippe Muray, « 24 janvier 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 17.

David Farreny, 27 fév. 2016

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