prise

Vous voyez Beckett, le beau visage de Beckett taillé dans l’os, abrupt, sans prise pour les expressions vicieuses ou vulgaires, trop moites et qui décrochent. Vous voyez la haute silhouette altière de Beckett, la pointe aiguë de son œil éternellement jeune. Vous connaissez ses livres.

Éric Chevillard, « Les taupes », Scalps, Fata Morgana, p. 44.

David Farreny, 14 déc. 2004
réclamaient

La trentaine est arrivée comme un désastre. Elle a balayé les espoirs, les visées de mes vingt ans. Ce que je ne voyais pas, ne voulais pas admettre, c’est que la seule vie que j’aie eue, le seul monde que j’aie connu — les premiers ; après, ailleurs, je n’ai plus fait qu’étudier — réclamaient. On n’est pas quitte du passé, d’autant moins qu’on ne l’a pas tiré au clair, porté dans la tardive lumière de la conscience dont il était justement privé.

Pierre Bergounioux, « jeudi 20 avril 1989 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 791.

Élisabeth Mazeron, 1er janv. 2009
grand

Ce qui est donné à qui se relit, ce n’est pas un sens, mais une infidélité, ou plutôt : le sens d’une infidélité. Ce sens, il faut toujours y revenir, c’est que l’écriture n’est jamais qu’un langage, un système formel (quelque vérité qui l’anime) ; à un certain moment (qui est peut-être celui de nos crises profondes, sans autre rapport avec ce que nous disons que d’en changer le rythme), ce langage peut toujours être parlé par un autre langage ; écrire (tout au long du temps), c’est chercher à découvert le plus grand langage, celui qui est la forme de tous les autres. L’écrivain est un expérimentateur public : il varie ce qu’il recommence ; obstiné et infidèle, il ne connaît qu’un art : celui du thème et des variations. Aux variations, les combats, les valeurs, les idéologies, le temps, l’avidité de vivre, de connaître, de participer, de parler, bref les contenus ; mais au thème l’obstination des formes, la grande fonction signifiante de l’imaginaire, c’est-à-dire l’intelligence même du monde.

Roland Barthes, « Essais critiques », Œuvres complètes (2), Seuil, p. 274.

David Farreny, 12 sept. 2009
musique

La musique m’ouvrit une autre voie, ou me révéla une voie qu’à vrai dire je ne cessais d’emprunter sans m’en apercevoir. Au lieu de regarder jalousement mon douloureux ennui, lui préférant toute forme d’activité, refusant de loger en lui quelque chose qui risquerait de le dénaturer (refusant même de comprendre que l’ennui était un logement), il était possible d’ouvrir l’ennui à cette forme en expansion indéfinie qu’était la musique : si on acceptait de l’écouter, de la laisser développer votre attention, elle passait un pacte avec ce qu’était en définitive l’ennui, à savoir une vie intérieure informe et agitée, une vitalité confuse, empêtrée, en attente de formes, le chaos originel revenu se poser sur le monde.

Quel rapport les Brandebourgeois de Bach ou Honeysuckle Rose avaient-ils avec ce chaos qu’apparemment ils n’avaient pas oublié ni effacé ?

Sans doute que, comme toute composition musicale, ils s’étaient donné pour tâche de mettre en forme ce que l’ennui, malgré la douleur qu’il inflige, sa pesanteur propre, libère et fait venir au jour : la matière mobile et non verbale de la pensée, disons de la vie mentale, qui n’est visible de façon aussi flagrante que quand elle est ainsi inoccupée et tournoie de souci en pensée vague, adonnée à sa propre mobilité.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 45.

Cécile Carret, 13 mars 2011
aimer

Mais ça n’a rien à voir avec sa jupe. Si, quand même. Pour moi, si. Peu importe, je sais ce que j’aime, sa jupe. Elle aussi, sinon elle l’aurait pas achetée. Donc nous aimons la même jupe. Donc à travers la même jupe nous nous aimons. Donc je l’aime. Tu charries. Non. Une femme comme elle qui aime comme moi une jupe imprimée de fleurs aussi belles est forcément digne, je veux dire destinée à être aimée par un type comme moi. Autrement dit, si j’aime ce qu’elle aime, elle devrait normalement m’aimer.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 67.

Cécile Carret, 4 mars 2012
écartelé

Si les dimensions du réel et de l’imaginaire peuvent s’ajuster harmonieusement, et se communiquer mutuellement leurs richesses, il arrive aussi que le rêveur se retrouve écartelé entre leurs exigences contradictoires. Une part de sa vie, et non des moindres, nécessite qu’il abandonne sa bienheureuse hébétude, non seulement pour se soumettre à des contraintes qui lui déplaisent, mais aussi parce qu’il peut vouloir son propre bien d’une manière moins immédiate. Il peut par exemple avoir besoin de mobiliser toutes ses forces, en un effort tendu, pour progresser dans un domaine qui l’intéresse, pour intervenir dans la sphère sociale. Pour désigner ces deux temps de l’existence, Bachelard emprunte à Carl Gustav Jung ses notions d’animus et d’anima (chez Jung, l’animus désigne la part masculine du psychisme féminin, et l’anima, la part féminine du psychisme masculin). À l’animus le dynamisme, la socialisation, le temps haché par les horaires ; à l’anima la langueur, la solitude, la durée. Pour tous les hommes, le passage de l’un à l’autre se fait, par la force des choses. Sans cesse, les contingences de la vie quotidienne viennent rappeler au rêveur les exigences de l’animus. Il faut s’arracher de son lit lorsque le réveil sonne, quitter l’habitacle protecteur du train ou de la voiture lorsqu’on est arrivé à destination, s’ébrouer lorsque le médecin apparaît sur le seuil de la salle d’attente, se forcer à cesser de penser à l’être aimé pour se mettre enfin au travail, retourner à l’école, à l’atelier ou au bureau lorsque le week-end ou les vacances, dont on aurait voulu retenir chaque minute et qui nous ont coulé entre les doigts comme du sable, sont terminés…

Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 39.

Cécile Carret, 1er mai 2012
damnatio

Je traîne en attendant l’heure dans le premier hall à droite, dans la gare d’Austerlitz. Au-dessus des grandes portes aux arcades monumentales, comme une épigraphe romaine ayant subi la damnatio, les larges inscriptions BUFFET, BAGAGES ont été effacées dans la pierre. Comme une suite à la fermeture des petites gares dans les campagnes.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 129.

Cécile Carret, 26 sept. 2013
filles

Qu’on ne se méprenne pas ; je ne suis pas en train de me vanter d’avoir engendré des libellules ou des fleurettes. Ou des fées. […] Non, bel et bien des filles, au nombre de deux, deux filles de plus sur cette terre, deux filles encore, deux filles terribles, mais cette fois je suis dans leur camp.

Cette fois, ce ne sont pas des filles là-bas, ce ne sont pas des filles là-haut, ce ne sont pas des filles au loin. Agathe a pris ma main droite ; Suzie a pris ma main gauche ; elles marchent avec moi. J’avance désormais entre deux filles, prenez garde ! Le garçonnet dans mes bottes triomphe. Deux filles à ses côtés ! Ce n’est plus la force adverse à combattre, à séduire, de toute façon à circonvenir. C’est une tendresse mienne ; ce sont des sourires qui prolongent le mien. Cette beauté ne m’est pas jetée à la figure comme une pierre.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 103.

Cécile Carret, 25 fév. 2014

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