surtout

En fait d’être humain, décidément, j’étais injustifiable ; surtout je m’agitais inutilement.

Georges Bataille, Le bleu du ciel, Gallimard, p. 138.

David Farreny, 15 juin 2004
reliable

Parmi les mots anglais dont je ne vois en français aucune rigoureuse traduction, figure en première ligne reliable dont ni fiable, ni digne de foi ou de confiance ne rendent exactement le sens ; non plus que respectueux de ses engagements. C’est pourtant, d’être reliable, la reliability, la qualité que j’apprécie le plus, peut-être, chez mes amis, et l’une de celles que je trouve le moins répandues dans la société aujourd’hui. Je ne cesse d’être stupéfait par la lâcheté du rapport qu’entretiennent les contemporains avec leur propre discours, et la trouve aussi embarrassante pour eux-mêmes que pour leurs victimes.

Renaud Camus, « jeudi 29 mai 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., pp. 350-351.

Élisabeth Mazeron, 17 déc. 2005
route

Dans la zone portuaire, passé l’écluse Watier, sur ce segment de route qu’enjambent successivement deux canalisations de gros calibre, et qui s’élève très légèrement, en droite ligne, au milieu de dunes arasées ou de prairies sablonneuses, celles-ci couvertes de fleurs jaunes, on voit juste dans l’axe se préciser peu à peu la silhouette parallélépipédique et rose de la centrale thermique, tout d’abord, flanquée d’une haute cheminée grise, puis de part et d’autre de la centrale, au-dessus du bassin d’évitage, celle des portiques de déchargement du minerai, sur la droite, et de deux grands vraquiers amarrés au quai Sollac, et sur la gauche celle des hauts fourneaux, couronnés de fumées blanches auxquelles parfois des flammes sont mêlées. Au-delà de l’écluse Charles-de-Gaulle, la route se confond sur plusieurs kilomètres avec la digue du Braeck, renflée en son milieu et s’abaissant vers la mer en une courbe assez douce pour que les véhicules puissent y adhérer, penchés de côté comme sur un anneau de vitesse. Depuis la partie la plus élevée de la digue, en ce samedi 9 août, on peut observer que si la mer libre est de la couleur d’un potage, les mêmes eaux, captives du bassin maritime, présentent inexplicablement une nuance de bleu presque égéenne.

Jean Rolin, Terminal frigo, P.O.L., pp. 70-71.

David Farreny, 5 mars 2006
besoin

Faut-il en conclure que l’écriture m’est devenue nécessaire ? L’expression de cette pensée m’est pénible : je trouve cela kitsch, convenu, vulgaire ; mais la réalité l’est encore bien davantage. Il doit pourtant y avoir eu des moments, me dis-je, où la vie me suffisait ; la vie, pleine et entière. La vie, normalement, devrait suffire aux vivants. Je ne sais pas ce qui s’est passé, sans doute une déception quelconque, j’ai oublié ; mais je ne trouve pas normal qu’on ait besoin d’écrire. Ni même qu’on ait besoin de lire. Et pourtant.

Michel Houellebecq, « Ciel, terre, soleil », Lanzarote, Flammarion, p. 93.

Élisabeth Mazeron, 4 mars 2008
marchandise

J’allais plusieurs fois les trouver pour leur demander à quoi, dans cette fournaise, ils pouvaient encore accrocher leurs convictions. À rien ou presque : pas de prolétariat industriel, de slums, de coolies. Pas de misère voyante mais un océan de petites gens vivant juste au-dessus, dans le besoin, dans une respectabilité râpée et chagrine qui ne les poussait guère à militer. Apôtres sans disciples, une vertu un peu dévernie leur tenait lieu de programme ainsi qu’une aptitude stupéfiante à argumenter infiniment dans la chaleur, à s’énerver en querelles doctrinales avec les partis frères, n’étant ni staliniens, ni maoïstes, ni castristes, ni titistes mais trotskistes depuis plus de vingt ans et, à l’époque, les derniers sans doute. Les raisons de ce choix semblaient avoir entre-temps quitté les mémoires ; ils s’obstinaient pourtant et tenaient beaucoup, c’était clair, à cette doctrine alors presque oubliée. J’avais l’impression qu’en idéologie comme en négoce nous leur avions une fois de plus refilé du vieux stock et que, s’ils s’attachaient si fort à cette marchandise périmée, c’est qu’instruits par l’expérience ils étaient au moins certains que nous n’allions pas la leur reprendre.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 62-63.

David Farreny, 18 oct. 2009
attirer

Il retira lentement son bras et ils restèrent assis un moment en silence jusqu’à ce que Frieda, comme si le bras de K. lui avait donné une chaleur dont elle ne pouvait plus maintenant se passer, lui dit :

« Je ne supporterai pas cette existence ici. Si tu veux me garder il faut que nous partions, allons n’importe où, dans le Midi de la France, en Espagne. — Je ne veux pas émigrer, dit K. Je suis venu ici pour y rester. J’y resterai. » Et par une contradiction qu’il ne se donna pas la peine d’expliquer, K. ajouta comme pour lui-même : « Qu’est-ce qui aurait bien pu m’attirer vers ce morne pays sinon le désir d’y rester ? »

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 631-632.

David Farreny, 22 oct. 2011
technique

Puis vient la question de la technique. Pour l’Angkar, la révolution n’est pas une idée ou une pensée, mais une technique qu’on acquiert par des actes. La révolution n’est pas une aspiration : elle est une pratique codifiée. Le « technicien de la révolution » est aussi un « instrument de la révolution », et la plus haute distinction du régime est : « Instrument pur de la révolution ». Pureté de la technique. Duch se plaint que S21 n’ait jamais obtenu ce titre.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 97.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
labour

Retour, rebouffe, petit cognac et foncé dans le tas. Parlé dix minutes devant deux cents personnes, puis film. Dix bouquins vendus à l’entracte – dédicacés. Les noms, les noms bizarres qui existent qu’on ne supposerait jamais. De grosses demoiselles les yeux baissés, des types en blouson. Des médecins. Ce qui plaît le plus c’est la steppe. Tout ce public confiant comme des bœufs de labour. Je me couche.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 57.

Cécile Carret, 18 juin 2012
dispensés

Il y a des questions dont nous ne pourrions pas venir à bout si nous n’en étions dispensés par nature.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 456.

David Farreny, 8 nov. 2012
nui

J’ai maudit, machinalement, le sort inique qui m’avait livré des choses sans explication ou des explications sans les choses assorties, imposé des fréquentations superflues, ennuyeuses, et privé jusqu’à la fin et au-delà, de celles qu’il aurait fallu. Elles détenaient la réponse. Mieux, elles auraient ratifié, légitimé des questions que je me posais et qui, de rester sans écho, m’avaient fait craindre d’avoir la cervelle dérangée, de ressembler, à ma manière bénigne et contenue, puérile, au fou furieux du fisc. Et puis j’ai songé que j’avais lieu de me tenir heureux que l’explication me soit livrée enfin. C’est que le temps ne passe pas vraiment. Il persiste, en nous, à proportion de ce qu’on n’a pu lui être présent dans toute la mesure où cela se pouvait, où on le voulait, quand c’était le moment. Des choses nous ont nui pour garder leur secret. Elles ne nous ont pas dit quelles elles étaient. Et alors on n’a pu être soi-même. Une part de ce qui nous affecte et en quoi, par suite, on consiste, est restée dans leurs mains et nous a donc manqué, diminués.

Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, pp. 43-44.

David Farreny, 8 juin 2013
damnatio

Je traîne en attendant l’heure dans le premier hall à droite, dans la gare d’Austerlitz. Au-dessus des grandes portes aux arcades monumentales, comme une épigraphe romaine ayant subi la damnatio, les larges inscriptions BUFFET, BAGAGES ont été effacées dans la pierre. Comme une suite à la fermeture des petites gares dans les campagnes.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 129.

Cécile Carret, 26 sept. 2013
capable

Il n’a jamais prétendu être un génie, de toute façon, il n’y voit pas même une question, fadaises et billevesées. Le génie se fabrique, ou se libère peu à peu, à l’instinct. N’importe qui peut peindre, n’importe qui devrait prendre la liberté de peindre, parmi ceux qui en ont les moyens matériels, le monde irait moins mal, il y faut bien sûr un minimum de talent, de la dextérité, une intelligence sensible, des pinceaux et des tubes de couleur si l’on va par là, mais le plus important est ailleurs. La difficulté n’est pas d’avoir reçu ou non il ne sait quel don d’il ne sait quel ciel, rodomontades, la difficulté est de ne pas se laisser entraver par ce qui limite l’écrasante majorité des individus et même des artistes, non seulement l’abrutissement ordinaire et le confort soporifique, mais aussi bien la complaisance et le bon goût, l’effroi et la demi-mesure, plus encore la raison raisonnante qui menace toujours d’arraisonner, de provoquer la censure de son propre geste, coupant de l’intuition et donc de l’instinct qui est premier et qui doit le rester, cela aussi Proust l’affirmera sous peu, précisant qu’en matière d’art et de création « cette infériorité de l’intelligence, c’est tout de même à l’intelligence qu’il faut demander de l’établir. Car si l’intelligence n’a dans la hiérarchie des vertus que la seconde place, il n’y a qu’elle qui soit capable de proclamer que l’instinct doit occuper la première. »

Bertrand Leclair, Le vertige danois de Paul Gauguin, Actes Sud, p. 19.

Cécile Carret, 9 mars 2014
éviter

Le livre nous permet d’éviter la conversation avec les disciples.

Nicolás Gómez Dávila, Nouvelles scolies à un texte implicite (2), p. 83.

David Farreny, 27 mai 2015
raisons

Les raisons de vivre commençaient à manquer. Il se confia à son meilleur ami qui lui démontra avec flamme que les deux ou trois auxquelles il s’accrochait encore étaient de purs sophismes.

Éric Chevillard, « lundi 7 juin 2021 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 28 fév. 2024

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