Bien que je ne voie pas encore le terme de ma vie, un sentiment secret m’assure pourtant que mon heure est proche. Je suis mûr pour la mort, et il me paraît trop absurde, alors que je suis mort spirituellement, et que la fable de l’existence est achevée pour moi, de devoir durer encore quarante ou cinquante ans, comme m’en menace la nature. Cette seule idée me fait frémir. Mais, comme il en est de tous ces maux qui dépassent l’imagination, cette perspective me semble un songe et une illusion qui ne se vérifieront jamais.
Giacomo Leopardi, « Dialogue de Tristan et d’un ami », Petites œuvres morales, Allia, p. 241.
Tout ce qui est gratuit rend ingrat.
Stephen Smith, Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt, Calmann-Lévy, p. 115.
Le visage vert pâle, la bouche un lacet noir lâchement noué – tout au moins ce qu’on voyait le matin vers cinq heures au clair de lune. Je n’avais pas trouvé le sommeil, une fois de plus, et j’étais allé à la fenêtre : d’équerre, dans la sienne en saillie, se tenait la voisine, une veuve de guerre ; nous n’avions jamais parlé ensemble.
(Ingerbartels, Ingerbartels, Ingerbartels, l’horloge derrière moi prononça le nom plusieurs fois puis rit comme une baleine : ho ho ho ! : donc 4 heures 45. Auto noire sur route noire ; ses pattes antérieures pelletaient sans répit. Une motocyclette invisible pétilla soudainement et tira à sa suite les perles de sons rapetissant progressivement.)
J’ouvris ma fenêtre ; sa main tripota de même devant elle, gestes mesurés ; chacun se glissa dans son ouverture : était-elle aussi malade du cœur ? (J’avais emménagé depuis peu ; mais en ces occasions je suis très direct – et pourquoi pas ? La vie est si brève !)
« Nous sommes deux à ne pas pouvoir dormir » constatai-je d’une voix pyjama (raffinée, la grammaire : Nous ! Deux : si cela n’est pas suggestif ? !). Cependant elle était forte aussi ; elle inclina brièvement la tête, puis reporta son attention sur la lune élimée qui s’était fichée au-dessus du vieux cimetière. Par malheur, il y avait aussi là-bas à l’est quelques nuages du matin guère plus épais qu’un trait quoique trop ondulatoires à mon goût ; les droits sont plus propres). « Ce nuage me plaît ! » décida-t-elle d’un maxillaire hardi.
Arno Schmidt, « Voisine, mort et solidus », Histoires, Tristram, p. 49.
L’Armide de Lully au Théâtre des Champs-Élysées. Je n’ai pas compris si l’on conspuait la mise en scène parce qu’elle était mauvaise ou parce qu’elle était moderne, au moins graphiquement. Lorsque je les aimais déjà, à peine adolescent, ces œuvres étaient totalement assoupies, depuis au moins deux siècles. Toute œuvre redécouverte ajoute comme un temps reconquis à notre âge réel et donne ce cuir de sagesse et d’intrépidité qu’ont, jusque sur la peau, les archéologues.
Gérard Pesson, « mardi 8 décembre 1992 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 86.
Buée de buée a dit le Sage buée de buée tout
est buée
Tous les fleuves vont vers la mer et la mer
n’est pas pleine vers le lieu où vont les fleuves
là ils vont toujours
Toutes choses sont d’une lassitude nul ne saura le dire
l’œil n’en aura pas assez de voir
et l’oreille ne se remplira pas d’entendre
et tenez tout est buée et pâture
de vent.
Georges Perros, « La pointe du Raz », Papiers collés (3), Gallimard, p. 138.
Je n’ose imaginer ce qui me serait arrivé si je n’avais pas été là pour prendre la fuite !
Éric Chevillard, « jeudi 13 juin 2019 », L’autofictif. 🔗
Il tient pour lui que toute jouissance éprouvée en ce présent frelaté reste bien inférieure aux voluptés dont le régalera, Dieu sait quand, son utopie. En doute-t-on ouvertement, que l’on se voit aussitôt désigné à la vindicte des mal lotis. Rien ne le fait tant pester qu’on sourie de ses sermons et prophéties, montrant combien son désir de certitude trahit un désir de servitude. Ce n’est donc pas l’adversaire de ses opinions qu’il traitera en ennemi, mais, à juste titre d’ailleurs, le sceptique. Alors qu’il espérera persuader le premier, il sait qu’il ne pourra ébranler l’indifférence du second.
Frédéric Schiffter, « 3 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.