habiter

Qu’est-ce qu’habiter « naturellement », cela dit ? Il y a là sans doute une contradiction dans les termes.

Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 250.

David Farreny, 13 avr. 2002
létal

Est-ce le destin des rêves de dépouiller leurs vertus et leur charme lorsqu’ils s’accomplissent ? Enferment-ils un germe létal qui les détruit lorsqu’ils quittent la chambre où ils naquirent pour l’espace non protégé du dehors ? L’utopie semble vouée à nourrir l’utopie, le possible à engendrer du possible, tout réel à se nier. À peine les idéaux se sont-ils composé un visage qu’on y voit apparaître les stigmates inéluctables, dirait-on, de la tyrannique réalité.

Pierre Bergounioux, La fin du monde en avançant, Fata Morgana, p. 31.

David Farreny, 17 oct. 2006
arsouilles

Déjeuné de tomates, de sardines, de vaches qui rit, de raisin sur les hauteurs d’un pré. Des maçons arsouilles allongés à côté d’une villa qu’ils bâtissaient ont appelé des étudiantes qui partaient en promenade à une heure de l’après-midi. Les maçons ont échoué, le chant tenace d’un oiseau invisible a buté l’hymen des jeunes filles qui s’éloignaient en se donnant la main.

Violette Leduc, Trésors à prendre, Gallimard, p. 138.

Cécile Carret, 11 mars 2007
routes

Mais enfin, d’une manière générale, j’aurais tendance à appeler vivre décemment disposer de tout ça qui est nécessaire pour n’avoir pas à se soucier du nécessaire : un toit, un peu d’amour, deux ou trois repas par jour, des livres et le goût des livres, la télévision puisque vous y tenez, de la musique, que sais-je, le loisir de prendre la porte de temps en temps, et la route, les routes.

Et le loisir tout court, évidemment, fût-il loisir de travailler ; mais à condition que le travail soit un loisir, pas une triviale obligation d’entrailles.

Ce qui est fâcheux c’est qu’un seul mot, le travail, se mêle de désigner deux types d’activités qui peuvent se ressembler comme deux gouttes d’eau, c’est vrai, de l’extérieur, mais qui à la vérité sont par essence complètement différentes : le travail obligatoire, en somme, celui de la vieille malédiction, celui que l’homme doit fournir, depuis la chute, pour gagner sa vie ; et le travail choisi, élu, le travail pour soi-même, sur soi-même, étude, bricolage, gymnastique, exercice perpétuel, le travail qu’il décide d’effectuer pour dépenser sa vie, au contraire, pour user au mieux de son capital de temps, pour s’acquérir de l’être, toujours plus d’être.

Renaud Camus, Qu’il n’y a pas de problème de l’emploi, P.O.L., p. 30.

Cécile Carret, 27 mars 2007
courage

Pour exprimer la vie, il ne faut pas seulement renoncer à beaucoup de choses, mais avoir le courage de taire ce renoncement.

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 228.

David Farreny, 3 mars 2008
constellation

Tu lisais des dictionnaires comme d’autres lisent des romans. Chaque entrée est un personnage, disais-tu, que l’on peut retrouver dans une autre rubrique. Les actions, multiples, se construisent au fil de la lecture aléatoire. Selon l’ordre, l’histoire change. Un dictionnaire ressemble plus au monde qu’un roman, car le monde n’est pas une suite cohérente d’actions, mais une constellation de choses perçues. On le regarde, des objets sans rapport s’assemblent, et la proximité géographique leur donne un sens. Si les événements se suivent, on croit que c’est une histoire. Mais dans un dictionnaire, le temps n’existe pas : ABC n’est ni plus ni moins chronologique que BCA. Décrire ta vie dans l’ordre serait absurde : je me souviens de toi au hasard. Mon cerveau te ressuscite par détails aléatoires, comme on pioche des billes dans un sac.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 39.

Cécile Carret, 22 mars 2008
habitude

Je sens que le couple avec qui je passe la soirée est amant-maîtresse. Une certaine gêne devant moi, pour cacher un autre ton qu’on surveille, pour n’en rien laisser paraître, le ton de l’amour. Un certain empressement qui est celui de l’homme amoureux ; une habitude d’être ensemble, qui se devine, sous la convention mondaine. Une atmosphère d’amour qui les trahit, bien qu’ils soient sur leurs gardes. La façon familière qu’a la femme d’entrer dans la voiture de l’homme, cette voiture-là, et pas une autre ; elle s’y installe, comme un chien à sa place familière.

Paul Morand, « 15 décembre 1974 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 390.

David Farreny, 2 sept. 2010
autre

Derrière les arbres est un autre monde,

le fleuve me porte les plaintes,

le fleuve me porte les rêves,

le fleuve se tait, quand le soir dans les forêts

je rêve du Nord…

Derrière les arbres est un autre monde,

que mon père a échangé contre deux oiseaux,

que ma mère nous a rapportés dans un panier,

que mon frère perdit dans le sommeil,

il avait sept ans et était fatigué…

Derrière les arbres est un autre monde,

une herbe qui a le goût du deuil, un soleil noir,

une lune des morts,

un rossignol, qui ne cesse de geindre

sur le pain et le vin

et le lait en grandes cruches

dans la nuit des prisonniers.

Derrière les arbres est un autre monde,

ils descendent les longs sillons

vers les villages, vers les forêts des millénaires,

demain ils s’inquiètent de moi,

de la musique de mes fêlures,

quand le blé pourrit, quand rien d’hier ne restera

de leurs chambres, sacristies et salles d’attente.

Je veux les quitter. Avec aucun

je ne veux plus parler,

ils m’ont trahi, le champ le sait, le soleil

me défendra, je sais,

je suis venu trop tard…

Derrière les arbres est un autre monde,

là-bas est une autre kermesse,

dans le chaudron des paysans nagent les morts et autour des étangs

fond doucement le lard des squelettes rouges,

là-bas nulle âme ne rêve plus de la roue du moulin,

et le vent ne comprend

que le vent…

Derrière les arbres est un autre monde,

le pays de la pourriture, le pays

des marchands,

un paysage de tombes, laisse-le derrière toi

tu anéantiras, tu dormiras cruellement

tu boiras et tu dormiras

du matin au soir et du soir au matin

et plus rien tu ne comprendras, ni le fleuve ni le deuil ;

car derrière les arbres

       demain,

et derrière les collines,

       demain,

est un autre monde.

Thomas Bernhard, « Derrière les arbres est un autre monde », Sur la terre comme en enfer, La Différence, pp. 25-27.

David Farreny, 26 juin 2012
fait

Petit exercice de sociabilisation. Aborder des inconnus dans la rue par ces mots – Allez, on fait connaissance ?

Éric Chevillard, « jeudi 26 septembre 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 27 sept. 2013
fillette

Et voilà l’horreur de notre condition : la moitié de l’humanité restera à jamais ignorante de l’état de fillette (c’est tourner le dos au paysage, c’est mâcher les feuilles de l’ananas, c’est ouvrir ses sens sous la terre), et l’autre moitié ne sait s’y accrocher durablement, s’y établir. Aussi bien et en tout état de cause, n’avons-nous rien de mieux à faire de notre vie que concevoir et enfanter des fillettes ; à défaut de pouvoir en être, pour les uns, le rester pour les autres, il n’y a d’autre justification, d’autre mérite, d’autre sens à trouver – tout le reste, misères et balivernes, perte de temps, foutaises.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 107.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
faire

Je ne vois pas ce que je pourrais faire de moins.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (4) », «  Théodore Balmoral  » n° 74, printemps-été 2014, p. 77.

David Farreny, 8 juil. 2014

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