Les poules ne pondent pas d’œuf. Personne ne pond. Il n’y a pas moyen. Elles les déterrent.
Henri Michaux, « En marge de Qui je fus », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 132.
J’ai d’abord aimé, comme tout le monde, l’effet de la légère ivresse, puis très bientôt j’ai aimé ce qui est au-delà de la violente ivresse, quand on a franchi ce stade : une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps. Quoique n’en laissant paraître peut-être, durant les premières décennies, que des signes légers une à deux fois par semaine, c’est un fait que j’ai été continuellement ivre tout au long de périodes de plusieurs mois ; et encore, le reste du temps, avais-je beaucoup bu.
Guy Debord, Panégyrique, Gallimard, p. 43.
Et moi faut-il que je m’obstine, en tâcheron consciencieux du désastre, à relever encore mot à mot ce néant ? Il n’a d’autre recommandation à la phrase que d’être la vérité.
Renaud Camus, « jeudi 27 août 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 359.
Mon sentiment géographique est le reposoir de toutes mes fidélités.
Renaud Camus, « dimanche 18 mai 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 247.
Feu. Feu. Feu incessamment répété.
Enfin s’interposant, la morphine place ses étouffoirs et je puis regagner ma coupole (si je puis dire) et un espace, libre de feu. Je m’y endors.
Réveil.
Le feu reprend.
Feu. Feu. Feu. Feu incessamment feu. Feu pour moi, pour moi tout seul brûlant.
Kermesse inepte qui veut qu’on s’intéresse à elle, quand moi je voudrais passer outre. Ainsi nous restons sans nous entendre, moi avec elle, criant comme une sourde.
Visite.
Paroles qui volent. Paroles qui veulent. Paroles qui ne peuvent me distraire des torrents de feu. Paroles qui dévalent… tandis que le feu, énorme feu… il faudrait ne pas participer. Oui, mais comment ?
Henri Michaux, « Face à ce qui se dérobe », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 863.
Au courrier : un magazine mutualiste.
Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 35.
Cependant, objecterez-vous, chacun n’avait-il pas son bagage de souvenirs ? Non. Le passé ne nous était d’aucun secours, d’aucune ressource. Il était devenu irréel, incroyable. Tout ce qui avait été notre existence d’avant s’effilochait. Parler restait la seule évasion, notre délire. De quoi parlions-nous ? De choses matérielles et consommables, ou réalisables. Il fallait écarter tout ce qui éveillait la douleur ou le regret. Nous ne parlions pas d’amour.
Charlotte Delbo, Auschwitz et après (2), Minuit, p. 91.
Dès ce premier jour, j’ai donc apporté à Duch une cinquantaine de pages : sur chacune, j’avais copié un slogan de l’Angkar. Je lui ai demandé d’en retenir un seul. Certains sont menaçants ; d’autres énigmatiques ou d’une froide poésie. Il a mis ses lunettes, et a parcouru l’ensemble. Il semblait hésiter. Puis il a posé sa main sur une page et a lu doucement : « À te garder, on ne gagne rien. À t’éliminer, on ne perd rien. » Il a regardé au plafond : « C’est une phrase importante. Une phrase très profonde. Ce slogan vient du Comité central. » Puis il a ajouté : « Vous avez oublié un slogan encore plus important : la dette de sang doit être remboursée par le sang. » J’étais surpris : « Pourquoi celui-ci ? Pourquoi pas un slogan plus idéologique ? » Duch m’a fixé : « Monsieur Rithy, les Khmers rouges, c’est l’élimination. L’homme n’a droit à rien. »
Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 98.
Le vieillissement des oncles, leur lent au-revoir.
Ce lent effacement des visages glorieux, cette longue distillation du changement dans les traits.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 109.
Il n’y a que dans les rêves des vivants dont ils furent proches que les morts réellement réapparaissent et peuvent même connaître de nouvelles aventures. Nous dormons pour que vivent les morts. La nuit, ces fantômes s’incarnent dans nos corps. C’est en vérité cela, l’au-delà.
Éric Chevillard, « vendredi 5 septembre 2014 », L’autofictif. 🔗