Musique, merveille qui sûrement précéda le feu. On en avait autrement besoin.
Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 365.
Les Ématrus sont lichinés ou bien ils sont bohanés. C’est l’un ou l’autre. Ils cousent les rats qu’ils prennent avec des arzettes, et sans les tuer, les relâchent ainsi cousus, voués aux mouvements d’ensemble, à la misère, et à la faim qui en résulte.
Les Ématrus s’enivrent avec de la clouille. Mais d’abord ils se terrent dans un tonneau ou dans un fossé, où ils sont trois et quatre jours avant de reprendre connaissance.
Naturellement imbéciles, amateurs de grosses plaisanteries, ils finissent parfaits narcindons.
Henri Michaux, « Voyage en Grande Garabagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 42.
Ce fut une épopée de géants. Nous la vécûmes en fourmis. Nous triomphâmes ainsi. Succès par la porte basse.
Henri Michaux, « La vie dans les plis », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 190.
Vendredi – Tapis d’Orient, paraboles, serviettes de bain, draps à carreaux. Nombreuses les fenêtres sages, mais peu sont vraiment nues.
Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 20.
Le réveil qui sonne le matin renvoie à la possibilité d’aller à mon travail qui est ma possibilité. Mais saisir l’appel du réveil comme appel, c’est se lever. L’acte même de se lever est donc rassurant, car il élude la question : « Est-ce que le travail est ma possibilité ? » et par conséquent il ne me met pas en mesure de saisir la possibilité du quiétisme, du refus de travail et finalement du refus du monde et de la mort.
Jean-Paul Sartre, « L’origine du néant », L’être et le néant, Gallimard, p. 73.
Telle fut, je crois, la première pensée qui se leva en moi lorsque je finis par éprouver comme une chose gênante et indécente ma propre existence au sein de l’entière blancheur. Je sentis péniblement la matérialité de mon corps qui faisait obstacle à la toute paisible et pacifiante expansion du blanc. Je me découvris singulier, hétérogène, rejeté du cœur absent de ce monde nullifié que je contemplais, certes, mais qui ne m’était pas donné en partage. Et dans le désert d’être qui se perdait en ses propres lointains sans forme, sans couleur et sans substance, ma présence, infiniment chétive, faisait injure au néant.
Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 76.
Hier soir, pour finir l’année, la Spanische Reitschule de Vienne. En harnachement, tapis de selle brodés, Saumur n’en approche pas. Tout mon passé de cavalier réapparaît : de l’École, j’ai appris le buste droit, les coudes au corps, la main immobile sur le garrot ; mais je n’ai jamais su jouer des reins comme ces écuyers, les doigts travaillant la rêne, comme les flûtistes des trous de leur instrument. La beauté de marbre blanc des lippizans, leur œil intelligent et confiant, ce sang oriental, où on sent le Turc, si près de Vienne aux XVIIe et XVIIIe, me touche, c’est le cas de le dire, aux larmes. Je pleure comme un veau, sur ma vie de cavalier défunte ; je retrouve les appuyers, le plaisir de sentir le cheval bien passer sa jambe sur l’autre, se pencher, couler dès qu’on ouvre l’écluse, dès qu’on cesse de le maintenir sous la pression de la botte. […]
Je me suis endormi, hier soir, brisé par le chagrin, l’amour du cheval (si souvent dans mes rêves), le regret de ma déchéance, ridicule réaction, pour une vraie douleur, c’est trop.
Paul Morand, « 1er janvier 1973 », Journal inutile (2), Gallimard, pp. 9-10.
Esti l’épiait par une fente entre ses cils. Les yeux de la fille n’étaient même pas complètement fermés. Elle aussi l’épiait de la même façon, par une fente entre ses cils. Esti ouvrit les yeux. La fille aussi ouvrit les yeux.
Elle lui adressa un gloussement. Elle gloussa si bizarrement qu’Esti en eut presque froid dans le dos. Elle croisa ses échasses. Son jupon de dentelle se souleva, on voyait ses genoux et ses cuisses, un fragment dénudé de ses pattes de moineau. Elle gloussa de nouveau. Elle gloussait avec une coquetterie inepte, sans équivoque.
Ah, que c’était répugnant. Cette fille était amoureuse de lui. Amoureuse de lui, cette larve, ce poulet, ce vermisseau. Ces jambes étaient amoureuses de lui, ces yeux et aussi cette bouche, cette horrible bouche. Elle voulait danser avec lui à cet obscène bal pour enfants, avec sa huppe, avec son nœud couleur fraise, ce petit masque, ce petit spectre de bal. Ah, que c’était répugnant.
Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 60.
La femme : « Aujourd’hui je suis allée en ville avec Stéphane. Il ne me comprend pas, les banques, les stations-service, les stations de métro, il trouve ça magnifique. »
L’éditeur : « Peut-être y a-t-il là-dedans une beauté nouvelle que nous ne pouvons simplement pas encore voir. »
Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 61.
car personne ne sait vraiment le savoir. tout le monde a la science à chacun. mais que savoir du savoir et pour quoi faire ? pourquoi ne pas se suicider tout de suite, après tout ? je n’ai aucune réponse à la vie. toutes les vies sont des réponses, mais il n’y en a aucune de bonne. car il n’y a pas de question.
Charles Pennequin, « Il n’y a jamais eu d’avancée… », Pamphlet contre la mort, P.O.L., pp. 124-125.
Nombre de librairies, dans l’espoir de survivre à la crise, ouvrent un rayon papeterie, stratégie suicidaire, me semble-t-il, puisque tous ces carnets, ces cahiers et ces rames de feuilles leur reviendront bientôt sous la forme de livres invendables.
Éric Chevillard, « lundi 7 juillet 2014 », L’autofictif. 🔗
– Je vais te nourrir au sein, mon enfant, dit l’ogresse à son nouveau-né. Une inquiétude passa sur le visage du bébé : ça ne ferait jamais que deux repas.
Éric Chevillard, « lundi 1er septembre », L’autofictif. 🔗