désapprit

Ils couchèrent en plein air, près des tertres de croix. Ils virent luire tristement dans la nuit les petites lampes des monuments funèbres. Ils mangèrent du pain aigre et des olives amollies. On ne sait pas s’ils volèrent. Ils furent magiciens ambulants, charlatans de campagne, et compagnons de soldats vagabonds. Pétrone désapprit entièrement l’art d’écrire, sitôt qu’il vécut de la vie qu’il avait imaginée. Ils eurent de jeunes amis traîtres, qu’ils aimèrent, et qui les quittèrent aux portes des municipes en leur prenant jusqu’à leur dernier as. Ils firent toutes les débauches avec des gladiateurs évadés. Ils furent barbiers et garçons d’étuves.

Marcel Schwob, « Pétrone, romancier », Vies imaginaires, Ombres, pp. 56-57.

David Farreny, 28 mars 2002
stabilisatrice

Je comprends qu’adoptant une bonne mienne habitude, renverse-monde, mais très stabilisatrice, vous passez la moitié de votre vie au lit.

Henri Michaux, « lettre à Claude Cahun (avril 1952) », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. XXIX.

David Farreny, 14 avr. 2002
délivrance

Tout au long de ces poèmes, dont la suite couvre l’essentiel de notre histoire nationale, on peut reconnaître, dans un sentiment intense de familiarité, les archétypes mêmes de nos grands moments poétiques, du Moyen Âge aux surréalistes, à Éluard (à l’exception des classiques décidément étrangers à toute circulation populaire). De ce qu’on est convenu d’appeler la grande littérature, ces textes ont les audaces essentielles : le raccourci, l’irrationnel, l’aplomb d’un langage qui ne s’étonne ni ne s’émerveille jamais de lui-même et refuse la complaisance rhétorique, en bref un état merveilleux d’inéloquence que nous avions accoutumé de reconnaître comme le pouvoir des très grands auteurs. Voyez un détail, par exemple : comme la chute de tous ces poèmes est pudique, hostile au coup de trompette des clausules traditionnelles.

On aimerait imaginer une philosophie de l’histoire littéraire qui donnerait à la suite de nos poètes connus cette table de poèmes populaires comme un archétype platonicien de la poésie : nous avons bien ici une idée de la littérature, dont les belles-lettres sont comme le reflet historique. En lisant au hasard parmi les proverbes populaires qui terminent ce Trésor : Dieu mesure le vent aux brebis dépouillées, ou La clef qui sert est toujours claire, est-ce que je n’accomplis pas en moi un état d’évidence immédiate, un sentiment de nutrition, de délectation qui fondent la littérature comme une parole de délivrance et de bonheur ?

Roland Barthes, « Trésor ouvert, trésor retrouvé », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 571.

David Farreny, 17 nov. 2004
demeure

Une demeure (cabane, chambre, terrier ou nid) n’est que la réalisation au-dehors de cette impression d’intérieur que l’on a de son propre corps.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 98.

David Farreny, 21 oct. 2005
coalescence

[…] un coupe-poils à pile sans fil en mousse absorbante avec sa ventouse, une caisse à outils pour tout casser comme sans les outils, un microfournil à ondes fulgurantes, une console en kit à monter sans peine en cinquante semaines pour te consoler de la vacuité des emplois du temps, un, deux, trois, ho ! hisse ! commande aux Trois Suisses, chasse tes doutes en écrivant à la Redoute, ouvre le courrier personnalisé de monsieur Leclerc qui t’envoie sympa la photo couleur de son rôti d’porc, arbore-toi, réveille-toi le teint, décore-toi le corps avec des machins succincts qui font super bien, existe, montre que tu résistes, sois le vrai groupie de toi le pianiste, le gai guitariste, le batteriste, mais en moins jazz triste, le Francis Lopez de la supérette où t’achètes ton steak en barquettes, ah ! maman, maman, les docteurs, ils m’ont dit, je devrais pas te le dire à toi, pourquoi j’ai des absences côté coalescence avec l’existence, effet de faille, tas de paille de peu de pathie, atonie, bout de chosité sans nervosité, préjudice de sensibilité, ralenti du libidiné, recroquevillé dans le trou de soi, que de dégâts, que de dégâts […]

Christian Prigent, Une phrase pour ma mère, P.O.L..

David Farreny, 24 fév. 2007
contrariété

On vient au monde avec une prémonition, non pas, bien sûr, de sa teneur mais de son principe, de ce qu’une chose doit être. On s’attend à ce qu’elle ne se trouve pas au même endroit qu’une autre au même moment et que chaque moment vienne à son heure — le soir le soir, mai en mai — et pas n’importe quand, pêle-mêle. C’est sans doute qu’on n’est pas les premiers. D’autres ont tenté, avant nous, l’aventure et comme, au début, on n’est rien qu’eux, on a le pressentiment ou le ressouvenir de la distinction qui fait qu’une pierre n’est pas un poisson, l’eau, qu’il habite, au bas du paysage, le ciel par-dessus, etc. Mais quand la vie est prise dans des plis, que la terre, en se fronçant, a rapproché les contraires et souvent les confond, il n’y a guère qu’un mot pour contenir l’expérience du paysage : c’est la contrariété.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 19.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
malaise

Je m’étais beaucoup langui d’elle pendant les trois décennies qui venaient de s’écouler, et, si je voulais conserver des chances de ne pas la perdre de vue, il fallait que je m’incruste coûte que coûte à l’intérieur de ce rêve et que je l’attende. C’était un de ces songes où rien de vraiment effrayant ne se produit, mais où toute minute est vécue avec un fort sentiment de malaise. La ville restait crépusculaire quelle que fût l’heure ; on s’y égarait facilement ; certains quartiers avaient disparu sous le sable, d’autres non. À chaque fois que je regardais ce qui se passait dans la rue, je voyais des oiseaux mourir. Ils descendaient en vol plané, ricochaient sur le bitume avec un bruit pathétique, sans un cri, et, au bout d’un moment, ils cessaient de se débattre.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 193.

Cécile Carret, 3 oct. 2010
gens

En attendant, j’ai pensé que les gens étaient tourmentés dans l’ensemble et j’aurais bien voulu que ça m’aide, mais ça ne m’a pas aidé. C’était de gens normaux que j’avais besoin, équilibrés, avec une direction de vie. Ou alors sans direction de vie mais qui le sachent. Comme Ségustat, ai-je songé. Voilà. Et en même temps non. Besoin de personne, ai-je songé aussi.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 137.

David Farreny, 22 sept. 2011
double

Röskilde. La cathédrale de briques sans grâce est le Saint-Denis du Danemark, avec ses gisants de pierre attroupés, dont le nom même est depuis longtemps silence (le Danemark, par une singulière fortune, n’a eu qu’un roi et qui n’a pas régné : Hamlet). Tout autour, le silence nordique des rues et des ruelles, fané et sédatif — plus engourdissant que celui de la Hollande — qui est celui des franges du monde habité : malgré la nécropole royale toute proche, on sent que le charroi brutal de l’Histoire n’a jamais éveillé cette calme et végétale bourgade : elle n’écoute que le vent bruissant qui remonte le fjord plat et passe sur les prés d’un vert cru, les cris des oiseaux de mer au-dessus de l’herbe, le carillon austère et luthérien qui tombe d’heure en heure des clochers. Il n’y a rien à chercher, rien à prendre à Röskilde : respirons une seconde le vent acide, hivernal encore en avril, qui souffle du Belt, arrêtons-nous quelques minutes à la pâtisserie, confortable et somnolente, pour manger un gâteau danois à la crème danoise, qui est une crème double, et partons — puisque nous n’avons pas assez de temps pour le seul, simple et profond plaisir que promet la ville et qui aurait été non pas d’y vivre, mais d’y dormir ; d’y dormir une vraie nuit danoise : une nuit double.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, pp. 241-242.

David Farreny, 20 oct. 2014

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