naturel

Après tout ce dont nous avons parlé, que nous avons senti ensemble pendant ces jours, il est bien naturel que je vous aime. Il faut restituer ce mot dans son ancienne grandeur : c’est pour cela que je le prononce ; de loin : parce que j’ai pris sur moi toute ma solitude ; de près : parce que ceux que j’aime m’aident infiniment à la supporter.

Rainer Maria Rilke, « 26 novembre 1907 », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 10.

David Farreny, 10 fév. 2007
dilapidons

Asthénie profonde, noire, qui engendre des pensées désespérantes et que je m’explique mal. Nous sommes rentrés depuis une semaine. Je dors convenablement, ne souffre de rien, à ma connaissance. Et je sens, au réveil, que la nuit ne m’a pas livré l’habituel contingent de forces neuves qu’on trouve au seuil de la journée. Il faut en être privé pour découvrir que c’était, là encore, un des bienfaits sans nombre qui nous furent prodigués. La lucidité qui vient, avec l’âge, n’est jamais que le revers des pertes successives. Proust a dit ça : « Nos idées sont le succédané de nos chagrins. » C’est le déclin, la mort qui s’apprête, chaque jour, qui nous révèlent, après coup, l’étendue des richesses, la surabondance de biens qui nous sont alloués, à l’origine, et que nous dilapidons gaiement.

Pierre Bergounioux, « lundi 8 août 1994 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 459.

David Farreny, 12 déc. 2007
confins

Mes oreilles bourdonnaient, je n’étais plus à moi. Il y a une longue ligne droite après la sortie du bourg, plus loin que les noyers, avant les bois, tout entourée de grands champs ; mon regard durement fouillait ces champs, se portait aux confins, remontait aux lisières, tous lieux où mille fois naissait Yvonne dans ses bas, blanche, les reins nus dans le froid, mordue, jetée hors du bois dans les sévices de l’hiver et de mon esprit.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
con

(Seules les 2 à gauche de l’entrée ont des nappes, celles où on a installé les rupins surveillés de près, avec les coupes de glace tenues par de fines spirales de doigts, sur lesquelles surnagent des nœuds de cravate en zeste de citron : LUI affichant cette componction et cette très-digne fadeur si inestimable dans les emplois de la fonction publique (en fait si con que s’il devait travailler en indépendant, il n’arriverait même pas à vendre des glaces en enfer !) ; ELLE du genre à vous planter, à peine arrivée au camping, des petites fleurs jaunes devant la tente, avec l’obligatoire pomme de pin posée à côté.)

Arno Schmidt, « Tambour chez le tsar », Histoires, Tristram, p. 151.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
impossible

Dimanche atroce. Hier je reçois une lettre de N. : « Arrive demain… » Pas moyen de lui répondre, sinon par télégramme, et comment écrire un télégramme ? J’ai passé une mauvaise nuit, puis bien obligé d’aller la chercher à la gare, à huit heures. J’avais ma gueule impossible — impossible d’en avoir une autre — et je pensais à toute la journée qu’il faudrait passer. Je l’ai emmenée sur le port, nous avons bu du café, puis les heures avançaient quand même ; restaurant. L’après-midi, je l’ai traînée voir des amis à la Pointe du Leydé. Dès qu’elle me touchait, c’était affreux. Nous sommes revenus à cinq mètres l’un de l’autre, elle pleurant, moi sifflotant. Horrible. Enfin, à six heures, dans ma piaule, j’ai pris mon courage à deux ou trois mains, lui ai certifié que j’étais incapable d’aimer qui que ce soit, sinon n’importe qui, dans la rue, comme ça, et après bien des larmes, elle est repartie passer toute la nuit dans le train. Pauvres êtres que nous sommes.

Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, pp. 279-280.

David Farreny, 27 mars 2012
grande

Mais ils sont partis, le soleil s’est couché rouge et énorme, et des milliers de chauve-souris sont sorties des sculptures et ont commencé à tournoyer dans le ciel où un gros volcan fumait à toute vapeur. Quelques cerfs-volants bougeaient dans le ciel. Je me suis assis sur un banc de bois d’une des gargotes qui garnissent l’entrée du temple. Des agneaux cherchaient de l’herbe entre les tables. Grande fatigue, grande paix, grand vide. J’ai senti à cet instant combien j’avais vieilli.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 123.

Cécile Carret, 28 juin 2012
oeil

L’œil creux, la lèvre mince, violacée, trois dents grises.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 110.

Cécile Carret, 24 fév. 2014
image

Je donnerais tout pour une image qui m’entraîne à sa suite dans un bruit de départ général.

Philippe Muray, « 20 août 1978 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 9.

David Farreny, 2 mars 2015
sélection

Il faut s’arrêter pour faire des enfants. Chaque enfant qui naît est une interruption. Les uns après les autres, eux et elles, ils se figent en faisant des enfants. On aurait pu croire qu’ils étaient partis pour une longue course effrénée, et les voilà qui se transforment en statues de sel. Quelques-uns courent encore, s’arrêtent aussi. Et il ne restera plus, autour de moi, que ce Musée Grévin des Familles où seuls bougent encore quelques visiteurs, quelques transposeurs — quelques artistes.

Ainsi s’accomplit la vraie sélection naturelle.

Philippe Muray, « 14 septembre 1980 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 89.

David Farreny, 2 mars 2015
incompris

Ils évoquent leur enfance comme un temps de plénitude — heureuse ou non —, comme si leur conscience alors jamais ne se dédoublait, qu’ils ne prenaient jamais de distance avec les situations, qu’ils ne se voyaient pas vivre. J’étais ceci, j’étais cela. J’étais fasciné par. Je pouvais rester des heures à. Plus vraisemblablement ont-ils tout oublié et se voient-ils aujourd’hui, de si loin, avec le regard que les adultes portaient sur eux à l’époque. Enfant deux fois incompris.

Éric Chevillard, « vendredi 13 novembre 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 28 fév. 2016
malheur

Malheur à qui ne se contredit pas au moins une fois par jour.

Anonyme, « L’Ecclésiaste », La Bible.

David Farreny, 23 fév. 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer