cuve

D’abord il l’épie à travers les branches.

De loin il la humine, en saligoron, en nalais.

Elle : une blonde rêveuse un peu vatte.

Ça le soursouille, ça le salave,

Ça le prend partout, en bas, en haut, en han, en hahan.

Il pâtemine. Il n’en peut plus.

Donc, il s’approche en subcul,

l’arrape et, par violence et par terreur la renverse

sur les feuilles sales et froides de la forêt silencieuse.

Il la déjupe ; puis à l’aise il la troulache,

la ziliche, la bourbouse et l’arronvesse,

(lui gridote sa trilite, la dilèche).

Ivre d’immonde, fou de son corps doux,

il s’y envanule et majalecte.

Ahanant éperdu à gouille et à gnouille

— gonilles et vogonilles —

il la ranoule et l’embonchonne,

l’assalive, la bouzète, l’embrumanne et la goliphatte.

Enfin ! triomphant, il l’engangre !

Immense cuve d’un instant !

Forêt, femme, terre, ciel animal des grands fonds !

Il bourbiote béatement.

Elle se redresse hagarde. Sale rêve et pis qu’un rêve !

« Mais plus de peur, voyons, il est parti maintenant le vagabond…

et léger comme une plume, Madame. »

Henri Michaux, « Rencontre dans la forêt », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 416.

David Farreny, 20 mars 2002
fatigue

L’extrême et anéantissante fatigue où m’amène assez vite toute activité et tout exercice, me retire assez considérablement du monde familier.

Ce retirement devient une habitude. Retirement de soi hors des choses. Retirement des choses hors des autres choses l’entourant. Soustraction qui revient parfois à de l’analyse, quoique à cent lieues de l’être. Le cadre part et la chose, sans solennité, même avec une rigoureuse simplicité, fait bande à part, existe.

Cette impression est ineffable, on aurait envie de dire divine, tant elle éloigne des commandements que l’homme se donne d’habitude.

Ce détachement, surtout peut-être par l’évanouissement concomitant de toute ambition, volonté, de tout dessein à l’endroit des choses, aère et désintègre.

Tous les phénomènes médiumniques ont ce même abandon pour point de départ, mais plus parfaits, ils vont plus loin.

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 285.

David Farreny, 13 avr. 2002
épigastriques

Le rire définit un genre, nullement une qualité ; il y a des rires épigastriques qui dérident, il y en a d’autres, viscéraux, qui ébranlent : il faut choisir.

Roland Barthes, « Les trois mousquetaires », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 1014.

David Farreny, 5 déc. 2004
aiguisées

Sur l’autoroute près de Francfort, un motocycliste avec un casque laqué de blanc ; une bouée de sauvetage arrimée sur le dos ! : « Est-ce obligatoire ? » (j’avais fait exprès d’utiliser le « r » anglais pour ma question ; il répondit timidement d’entre ses grosses joues marbrées de rouge – en imitant aussitôt ma prononciation – « Je ne seille pas. »). Avant Bebra : des saules vinrent à l’assaut, poignées de sabres au-dessus des têtes échevelées ; le ciel fronça sa tête d’œuf grise (puis il plut mécaniquement, maigre, désagréable ; les rues étincelaient comme aiguisées).

Arno Schmidt, « Au grillage », Histoires, Tristram, p. 102.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
malentendus

Plus je vais, plus le monde entre dans ma vie jusqu’à la faire éclater. Pour la raconter, il me faudrait douze portées ; et une pédale pour tenir les sentiments — mélancolie, joie, dégoût — qui en ont coloré des périodes entières, à travers les intermittences du cœur. Dans chaque moment se reflètent mon passé, mon corps, mes relations à autrui, mes entreprises, la société, toute la terre ; liées entre elles, et indépendantes, ces réalités parfois se renforcent et s’harmonisent, parfois interfèrent, se contrarient ou se neutralisent. Si la totalité ne demeure pas toujours présente, je ne dis rien d’exact. Même si je surmonte cette difficulté, j’achoppe à d’autres : une vie, c’est un drôle d’objet, d’instant en instant translucide et tout entier opaque, que je fabrique moi-même et qui m’est imposé, dont le monde me fournit la substance et qu’il me vole, pulvérisé par les événements, dispersé, brisé, hachuré et qui pourtant garde son unité ; ça pèse lourd et c’est inconsistant ; cette contradiction favorise les malentendus.

Simone de Beauvoir, La force des choses (I), Gallimard, pp. 374-375.

Élisabeth Mazeron, 27 déc. 2009
crampes

Dans cet amour, la dissonance est toujours repoussée, jamais résolue, sauvée comme disaient les traités. Une nouvelle couleur pour la tristesse, ce soir : très large, calme. Ce n’est plus la tristesse ordinaire d’après les séparations. À ce degré, c’est le regret de souffrances plus anciennes qui peuvent passer maintenant pour les crampes du bonheur.

Gérard Pesson, « dimanche 19 décembre 1993 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 124.

David Farreny, 22 mars 2010
tourner

Musique qui en tout cas n’a rien d’humain. C’est le chant de l’absolu. Au xylophone les temps forts et différenciés, d’autres instruments viennent couper en syncope là-dedans. Le gong suspend tout.

[…]

Vers la fin de certains morceaux ils freinent et c’est exactement comme une carriole qu’on arrête. Les pas des chevaux et le rythme des sonnailles ralentit et la roue, car cette musique est plus qu’une autre une roue, s’arrête de tourner.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 132.

Cécile Carret, 28 juin 2012
île

Le temps où je n’ai pas été au monde est une île de mots sur laquelle je tente inlassablement de prendre pied tout en sachant qu’on n’y sera que fantôme, l’autre côté n’étant que le royaume de la noire illusion, aucun vivant ne franchissant cette mer inconnue, sinon sous forme de métaphores qui ne sont qu’une anticipation de notre propre mort. Je me retire de ce seuil : la vie n’est pas la gestion plus ou moins raisonnable et heureuse de moments qui se succèdent comme des nuages, mais une série d’actes souvent obscurs, incompréhensibles à autrui, sinon à nous-mêmes, que nous passerons notre vie non pas à essayer d’éclaircir mais à en mesurer l’ombre portée sur un futur où nous ne serons plus.

Richard Millet, Petit éloge d’un solitaire, Gallimard, pp. 65-66.

David Farreny, 25 août 2013
équidistant

L’œil équidistant de la lune quand on se déplace.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 103.

Cécile Carret, 23 sept. 2013
déclencher

Moments d’extase jadis à l’écoute d’une pièce pour orgue qui avait donné lieu à tout un développement lyrique. Monsieur Songe est triste de ne plus ressentir l’extase en écoutant la même musique. Il décide de faire marche arrière vers ses trente ans. Certaine difficulté à franchir les années qui sont comme des pierres amoncelées dans des ruines. Mais à force de se pousser, de se pousser, il y arrive. Il est prêt à s’ouvrir à l’émotion, il éprouve une perméabilité supérieure. Mais voilà qu’il ne se souvient plus comment déclencher le mécanisme du tourne-disque qui n’était pas le même alors. Sa tristesse est décuplée et vite il revient à aujourd’hui où la souffrance est moindre, comme le plaisir. Il ne dit pas hélas, il est résigné. Pour sa récompense le tourne-disque se remet en marche tout seul et monsieur Songe fond en larmes.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 72.

Cécile Carret, 8 déc. 2013
balançons

Le kangourou fait partie de ces animaux – parmi les singes, les lémuriens, les manchots, les gerboises ou les mantes religieuses – dont les attitudes, les poses et les façons évoquent les nôtres si bien qu’ils nous apparaissent tantôt comme des caricatures à charge tantôt comme des parents pauvres. Nous balançons entre mortification et compassion. Serait-il possible d’opérer et d’appareiller le kangourou de manière à lui donner tout à fait figure humaine ? Est-ce souhaitable ? Nous aimerions tant que le singe nous parle. Il fait des efforts louables pour apprendre le langage des signes mais à ce jour ne sait encore que réclamer davantage de Smarties. Ce n’est pas exactement ce que nous espérions. Ayons l’honnêteté d’avouer que nous sommes un peu déçus. Comme il a tout de même moins évolué que nous depuis la préhistoire, qu’il appartient toujours en somme à la famille des grands primates – avec laquelle, après avoir longtemps cherché à rompre les ponts, nous souhaiterions maintenant renouer –, nous pensions qu’il pouvait avoir gardé, sinon quelques photos, au moins quelques souvenirs de nos ancêtres communs, et nous étions avides de les connaître. À quoi ressemblait notre aïeule ? Nous imaginons bien qu’elle portait d’invraisemblables crinolines, mais enfin, quels étaient nos jeux, nos rituels, nous dévorions-nous entre frères, cuits ou crus ? Si le gorille ou le bonobo ne nous le disent pas, de qui l’apprendrons-nous ? Avons-nous la moindre chance de le savoir jamais ?

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 131.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
toge

J’ai revêtu l’ample toge du juge, passé sa lourde collerette, et je me suis assis face à l’accusé pour prononcer le verdict : – Tu vieillis, mon gars. Puis j’ai détourné mon regard du miroir et laissé travailler mon coiffeur.

Éric Chevillard, « mardi 27 janvier 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 27 janv. 2015

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer