Mais la seule cohérence qui vaille, c’est celle qui arrive à répondre, en profondeur, de toutes les incohérences de surface.
Renaud Camus, « jeudi 21 janvier 1999 », Retour à Canossa. Journal 1999, Fayard, p. 65.
Rature sur les traits du visage
sur l’empreinte de l’objet
sur la trace du fait
sur les innombrables ennemis jamais assez vomis
table rase non une fois mais mille fois mille fois à refaire
sur l’origine
sur les développements
sur le proliférant
sur l’adoucissement, poisson pilote du prochain reniement
sur soi
sur toi
sur l’essieu
rature
rature
rature
Henri Michaux, « Ratureurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 423.
Il tournait toute la journée dans l’hôtel, montait et descendait sans but, tentait d’accoster Charlotte, passait du temps à se cacher de Gilbert et de la mère. Il saluait cérémonieusement les clients qu’il croisait ainsi qu’ils le faisaient eux-mêmes, pour la plupart représentants de commerce. La pluie et le froid le dissuadaient de sortir. Et il répétait avec Charlotte les propos les plus insignifiants, sans déplaisir, s’adaptant au déroulement simple de ses pensées et pressant ici ou là un morceau de sa chair, d’un geste amical. Rien ne remplissait la tranquille existence de Charlotte que les travaux domestiques, la lecture de ses revues, le service fourni au président Alfred, d’ailleurs exigeant et capricieux. Qu’avait-elle besoin d’autre chose ? Indifférente à son aspect, elle s’habillait toujours des mêmes vêtements peu seyants.
Elle charme en moi ce que j’ai de moins bon, songeait Herman, de veule et de paresseux. Les heures s’écoulent privées d’énergie et de réflexion, et tout est égal, les petites infamies ou les bons mouvements. Quel repos, oui, que cette vie-là ! Quel repos que le village !
Marie NDiaye, Un temps de saison, Minuit, pp. 85-86.
Ou bien on allait à la pêche, pour manger des haricots verts en salade dans de la vaisselle en aluminium, sous ces arbres encore plus beaux de s’appeler des charmes. Palpitante d’éclats, de reflets, d’obscurités, hâtive ou paresseuse, la Meurthe remuait doucement les feuillages comme une femme qui se déshabille. On voulait tout saisir. Les ablettes rejetées dans l’herbe y luisaient comme des clés vivantes, et un éboulement insensible et tendre nous emportait.
Jacques Réda, L’herbe des talus, Gallimard.
Je ne sais trop où je vais mais je suppose que je m’expose, une fois encore, à croiser mes propres traces.
Pierre Bergounioux, « lundi 22 mars 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 274.
À Leukerbad, la maison Wolfgang Loretau. Plafonds bas. Murs extérieurs à écailles de bois, avec inscriptions gothiques blanches. Portes extérieures style Renaissance Sion ; dans ces vallées arriérées, les styles retardent de deux siècles (de même mon bahut breton (1603) avec des figures de la fin du XVe ; et à Vevey, mon armoire (1707) aussi avec architecture du XVIe). Planches bosselées de gros nœuds du bois. Poêle en pierre ollaire gris à armoiries noires. Poutres et refend à inscriptions XVIIe en latin. Les éviers de pierre. Les poutraisons au brou de noix. Sur crépi épais crémeux. Chopes d’étain, tête en bas, couvercles ouverts, comme ne le font jamais les collectionneurs, mais les paysans qui s’en servent chaque jour.
Paul Morand, « 13 juin 1968 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 13.
Accueille la migraine.
— Bonjour migraine.
Accueille la nausée.
— Bonjour nausée.
Aujourd’hui elles sont là, elles s’adressent à toi.
— Merci, merci, sans vous ma journée eût été banale, vraiment.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 52.
Quignard écrit aussi : « Avoir une âme, cela veut dire avoir un secret. » J’ai grand mal à souscrire à cette assertion — ce qui ne signifie pas, bien au contraire, que je ne la trouve pas intéressante, qu’elle ne me nourrit pas. Elle n’est juste, à mon sens, qu’à la condition de prendre le mot secret dans la définition que j’aime à lui donner : le seul secret qui vaille, c’est le secret qui reste quand tous les secrets sont levés. L’âme, oui : l’irréductible au sens, l’indicible, l’échappée de toute parole.
Renaud Camus, « dimanche 15 février 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 82.
Arsène, du plus haut de son esprit, contemple les hommes ; et dans l’éloignement d’où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse. Loué, exalté, et porté jusqu’aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s’admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu’il a, posséder tout celui qu’on peut avoir, et qu’il n’aura jamais […].
Jean de La Bruyère, « Les caractères ou les mœurs de ce siècle », Œuvres complètes (1), Henri Plon, p. 211.
Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois.
Franz Kafka, « Lettre à Oskar Pollak (27 janvier 1904) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 575.