rien

Rester debout n’était plus, pour elle, de ces choses qu’on peut faire sans y songer et dont l’importance ne se révèle qu’à l’instant où elles nous sont irrémédiablement ravies. Le fond, de proche en proche, lorsqu’il est venu, n’est peut-être pas aussi terrible puisqu’on a dépouillé la station debout, la faculté d’aller, celle de comprendre si tant est qu’on ait jamais compris ou qu’il y ait à comprendre. Il reste si peu de choses que tout ce qu’on est encore susceptible de concevoir et de vouloir, c’est de devenir véritablement rien.

Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 88.

Élisabeth Mazeron, 15 sept. 2004
métier

Levé avec la farouche résolution de rattraper le temps que j’ai perdu, cette semaine, pour cause de métier.

Pierre Bergounioux, « dimanche 11 novembre 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 354.

David Farreny, 25 mars 2006
moteur

Grands, anciens, constants sont les efforts de chacun pour dissimuler aux yeux des autres et oublier le dissimulé en sa propre mémoire. Et, sauf névrose, ou affaiblissement mental, généralement couronnés d’un succès appréciable, intéressant, rayonnant et moteur.

Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 513.

David Farreny, 2 juin 2006
mesure

Sur Internet il suffisait d’inscrire un mot clé pour voir déferler des milliers de « sites », livrant en désordre des bouts de phrases et des bribes de textes qui nous aspiraient vers d’autres dans un jeu de piste excitant, une trouvaille relancée à l’infini de ce qu’on ne cherchait pas. Il semblait qu’on pouvait s’emparer de la totalité des connaissances, entrer dans la multiplicité des points de vue jetés sur les blogs dans une langue neuve et brutale. S’informer sur les symptômes du cancer de la gorge, la recette de la moussaka, l’âge de Catherine Deneuve, la météo à Osaka, la culture des hortensias et du cannabis, l’influence des Nippons sur le développement de la Chine, — jouer au poker, enregistrer des films et des disques, tout acheter, des souris blanches et des revolvers, du Viagra et des godes, tout vendre et revendre. Discuter avec des inconnus, insulter, draguer, s’inventer. Les autres étaient désincarnés, sans voix ni odeur ni gestes, ils ne nous atteignaient pas. Ce qui comptait, c’est ce qu’on pouvait faire avec eux, la loi d’échange, le plaisir. Le grand désir de puissance et d’impunité s’accomplissait. On évoluait dans la réalité d’un monde d’objets sans sujets. Internet opérait l’éblouissante transformation du monde en discours.

Le clic sautillant et rapide de la souris sur l’écran était la mesure du temps.

Annie Ernaux, Les années, Gallimard, pp. 222-223.

Élisabeth Mazeron, 23 mai 2008
scruté

Lorsque j’étais enfant j’aimais tellement une chienne, devenue vieille et malade, que j’avais passé avec Dieu un contrat pour sa protection : Il la maintiendrait en vie aussi longtemps que je dirais chaque nuit neuf neuvaines. Mais il ne s’agissait pas de prononcer automatiquement et à toute vitesse les mots du Notre Père et du Je vous salue. Il fallait au contraire se pénétrer de chacun d’eux, s’interroger sur son sens, je dirais presque le réaliser, au sens même dont s’accommodent les puristes, c’est-à-dire le rendre réel, le citer à comparaître, l’examiner en chacun de ses tenants et de ses aboutissants, sous tous ses angles et tous ses aspects, en la moindre de ses possibles hypostases. Tâche épuisante, on s’en doute, et qui ne saurait être menée à bien. À sonder seulement le Notre de Notre Père, une vie ne suffirait pas. Ne parlons pas du Je de Je vous salue.

D’ailleurs ma chienne mourut. J’étais partagé entre le scrupule de n’avoir pas suffisamment creusé le sens et scruté la réalité de règne, de volonté, de contrition, de pain, et l’amertume à l’égard du Seigneur. Tantôt je m’accusais de n’être pas allé au bout de mes examens, et de m’être assoupi sur eux plus d’une fois ; tantôt je L’accusais Lui de n’avoir pas tenu Ses engagements. Sur Sa parole ne tarderaient pas à venir des doutes, et bientôt sur Sa personne même, puis sur la parole en général.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 55.

David Farreny, 5 mai 2009
empire

On diffère à un autre titre des montagnes ou des grains de poussière. Un grain de poussière qui atteindrait aux dimensions d’une montagne puis finirait par occuper la totalité de l’univers serait vraiment la seule chose. Alors que revêtu de l’ensemble des emblèmes de la puissance, couvert d’or, brillant d’un éclat tel qu’on en plisse les paupières, un type sera tenu de laisser subsister un espace de la taille d’un grain de poussière pour s’étendre et rayonner. Il aura besoin d’un autre type se regardant lui-même comme une tête d’épingle ou une miette de rien du tout pour fournir l’assurance qu’il est bien le seul. On acceptera la petite quantité de rien du tout qu’il est obligé de laisser subsister à l’extrême bord de son empire.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 28.

Élisabeth Mazeron, 3 juin 2010
non-choses

Il y a une limite à la capacité d’imaginer des saccages, à reculer les limites et j’envisageais de rester du côté où il n’y a pas lieu d’imaginer, où il suffit d’être.

Ce n’est pas bien compliqué. Il n’y a qu’à s’appuyer à un arbre et ne plus rien faire. Le difficile, ce sera seulement de ne plus bouger bras et jambes, de ne plus remuer la tête, de chasser les visions, images, pensées, remords, regrets, ineptes espérances qui vinrent en lieu et place de ce qu’on n’avait pas, de ce qu’on ne fut point. C’en est presque drôle, parce que enfin ils n’étaient que l’équivalent douloureux de ce qui nous a manqué, les non-choses, la non-quiétude et c’est de ces ombres portées, de ce ne pas qu’on sera importuné. Ça n’arrête pas. C’est dans le vieux sang, dans le circuit fermé où il tourne depuis des millénaires.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, pp. 69-70.

Élisabeth Mazeron, 10 juin 2010
coin

C’était un petit établissement d’angle, avec deux tables sur le trottoir. Entre les rares voitures qui passaient, on entendait le bruit d’un torrent. Un type est venu s’asseoir à l’autre table, il a commandé un café. Pendant un moment, il n’y a eu que lui et moi dans ce coin de village. Je me suis demandé s’il entendait le bruit du torrent, s’il l’écoutait. Il avait l’air passif. Il n’avait pas de bagage avec lui, pas de porte-documents, pas de sac à dos, il était habillé de façon neutre, comme moi – j’étais parti un peu vite. Je me suis dit qu’il devait sortir de sa voiture, lui aussi. Il avait le nez gros, l’œil aiguisé, de temps à autre il se passait un index sur les lèvres, à l’horizontale. La cinquantaine, peu de mâchoire. J’ai tenu un quart d’heure comme ça, puis c’est devenu insupportable.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 15.

Cécile Carret, 26 sept. 2011
plein

AGATHE – Mais y en a plein qui sont jamais nés !

MOI – Qui ? Quoi… ?

AGATHE – Des gens.

Éric Chevillard, « mercredi 19 mars », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 19 mars 2014
archipel

Très simple à expliquer, le paysage, en dépit de la diversité de ses aspects. Le puissant massif qui couvre la Norvège septentrionale s’élève à peu près partout à pic au-dessus de l’océan, en falaises gigantesques, précédé d’îles montueuses pareilles à des blocs détachés de l’énorme édifice continental. De Throndhjem au cap Nord le vapeur longe la base de cette formidable muraille. À droite c’est un entassement de pics et d’escarpements fantastiques ; à gauche, un archipel infini, dissimulant presque complètement la vue de l’océan ; à peine de loin en loin, par l’entrebâillement d’un chenal, un bout de mer bleue apparaît-il dans un horizon vague de mirage. Entre Throndhjem et Bodö, le skjœrgaard atteint son plus grand développement, composé de centaines et même de milliers de rochers essaimés jusqu’à 50 kilomètres au large. Derrière cette épaisse digue la nappe des fjords reste calme ; pas la plus légère houle, pas la moindre risée à la surface de l’eau.

Toutes ces pierres sont polies, comme passées à la meule ; toutes ces montagnes grattées et émoussées ; des îlots très bas ont l’aspect d’œufs flottant à la surface de la mer. L’énorme coupole de glace qui a recouvert le Nord scandinave durant la période quaternaire a étendu sur l’archipel son épais revêtement cristallin. La lente friction des glaciers a poli les cimes, érodé les aspérités, strié les monticules, et à travers les siècles ce faciès singulier s’est maintenu intact.

Charles Rabot, Au cap Nord. Aux fjords de Norvège et aux forêts de Suède, Hachette.

David Farreny, 15 juil. 2014
convenances

Dans le secret de son cabinet, Caraco laissait libre cours à ses aigreurs d’atrabilaire, mais, tel Philinte dans Molière, pour la vie en société, il se prescrivait une sagesse semblable à un stoïcisme de cour, tenant les bonnes manières pour les vertus les plus droites. Le misanthrope conséquent se montre avisé en observant – tant qu’elles durent – les convenances, ces principes civils de non-agression et de comédie amicale que les humains eurent la prudence d’établir afin de limiter leur détestation réciproque. Ayant tout à redouter de leur « fraternité », il mise, en un mot, sur la politesse, utile mascarade permettant d’exprimer son mépris sous des dehors aimables et, par là, de préserver son quant-à-soi. Barbey d’Aurevilly conseillait de même. « La politesse, disait-il, est le meilleur bâton de longueur entre soi et un sot et qui nous épargne même la peine de frapper. » À cette judicieuse politique, Caraco prêtait aussi une valeur esthétique.

Frédéric Schiffter, « Haïr la vie à en mourir (Sur Albert Caraco) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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