s’insinuait

Le moteur coupé, le silence se refermait comme une eau profonde sur le trouble léger qui l’avait traversé — huit cents kilos de fer alésé, embouti, riveté, obéissant aux volitions du corps, bien moins lourd, qui s’y insinuait, lequel à son tour semblait répondre aux directives hasardeuses de la conscience impondérable, de moins en moins patente à elle-même, qu’il hébergeait.

Pierre Bergounioux, Catherine, Gallimard, p. 38.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
repos

La mort est le repos, mais la pensée de la mort trouble tout repos.

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 128.

David Farreny, 24 mai 2003
prétexte

Certains s’abandonnent sans nourriture sur un radeau solitaire ; d’autres vont chercher l’isolement dans la montagne, exposés aux bêtes féroces, au froid et à la pluie. Pendant des jours, des semaines ou des mois selon le cas, ils se privent de nourriture : n’absorbant que des produits grossiers, ou jeûnant pendant de longues périodes, aggravant même leur délabrement physiologique par l’usage d’émétiques. Tout est prétexte à provoquer l’au-delà : bains glacés et prolongés, mutilations volontaires d’une ou de plusieurs phalanges, déchirement des aponévroses par l’insertion, sous les muscles dorsaux, de chevilles pointues attachées par des cordes à de lourds fardeaux qu’on essaye de traîner. Quand même ils n’en viennent pas à de telles extrémités, au moins s’épuisent-ils dans des travaux gratuits : épilage du corps poil par poil, ou encore de branchages de sapin jusqu’à ce qu’ils soient débarrassés de toutes leurs aiguilles ; évidement de blocs de pierre.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 38.

David Farreny, 29 nov. 2003
confirme

Jadis en Argentine, il m’est arrivé de naviguer sur le haut Parana — fleuve aux méandres largement étalés — accueillant en moi avec un sentiment de tension atroce des paysages que chaque tournant du cours d’eau renouvelait — comme s’ils avaient pu m’affaiblir ou me rendre plus puissant, et ce n’est pas autrement que, durant les longues années de mon travail littéraire, je scrutais du regard le monde, cherchant à savoir si mon Temps me confirme ou au contraire m’abolit.

Witold Gombrowicz, Journal (2), Gallimard, p. 519.

David Farreny, 3 mars 2008
loi

Ce que nous tentâmes de faire, en quittant notamment la cafétéria pour déboucher, au-dessus, dans le restaurant, où nous circulâmes entre des sièges violets recouverts de bagages, de gens lisant les mêmes magazines, d’enfants que leurs parents tentaient d’y maintenir à l’état de repos, avant de déboucher sur le pont numéro sept, où nous découvrîmes une minuscule piscine circulaire, bâchée, au bord de laquelle, en lui tournant le dos, d’aucuns avaient trouvé là encore le moyen de s’asseoir, nouvelle scène, donc, de suroccupation de l’espace, se déroulant en anneau cette fois, mais toujours immobile, c’était la loi du genre.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 90.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
méta-scène

La scène est comme la Phrase : structuralement, rien n’oblige à l’arrêter ; aucune contrainte interne ne l’épuise, parce que, comme dans la Phrase, une fois le noyau donné (le fait, la décision), les expansions sont infiniment reconductibles. Seule peut interrompre la scène quelque circonstance extérieure à sa structure : la fatigue des deux partenaires (la fatigue d’un seul n’y suffirait pas), l’arrivée d’un étranger (dans Werther, c’est Albert), ou encore la substitution brusque du désir à l’agression. Sauf à profiter de ces accidents, nul partenaire n’a le pouvoir d’enrayer une scène. De quels moyens pourrais-je disposer ? Le silence. Il ne ferait qu’aviver le vouloir de la scène ; je suis donc entraîné à répondre pour éponger, adoucir. Le raisonnement ? Aucun n’est d’un métal si pur qu’il laisse l’autre sans voix. L’analyse de la scène elle-même ? Passer de la scène à la méta-scène n’est jamais qu’ouvrir une autre scène. La fuite ? C’est le signe d’une défection acquise : le couple est déjà défait : comme l’amour, la scène est toujours réciproque. La scène est donc interminable, comme le langage : elle est le langage lui-même, saisi dans son infini, cette «  adoration perpétuelle  » qui fait que, depuis que l’homme existe, ça ne cesse de parler.

Roland Barthes, « scène », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, pp. 245-246.

Élisabeth Mazeron, 25 janv. 2010
révèlent

Réveillé à six heures du matin aujourd’hui, à deux heures de l’après-midi hier ; entrant donc dans la journée à l’improviste, suis resté frappé de ce que les premiers beaux jours révèlent des destinées tout autres, très lisibles, qui auraient pu être les nôtres si tout avait mieux tourné, absolument comme les vues aériennes en période de sécheresse permettent de révéler des substructions antiques.

Gérard Pesson, « samedi 9 mai 1998 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 296.

David Farreny, 27 mars 2010
glorieux

Tandis qu’il lisait, une voix lui cria : « Pane ». Un gamin des rues loqueteux, crasseux, se tenait devant sa table, un môme de quatre ans, pieds nus, et désignait la corbeille à pâtisseries d’un air fort résolu. Esti lui donna un petit pain. Mais le garçonnet ne s’en alla pas. « Un altro », cria-t-il à nouveau. « Che cosa ? » demanda Esti. « Un altro pane, dit le garçon, due », et il montra, levant deux doigts en l’air, comme c’était l’usage ici, qu’il n’en voulait pas un, mais deux – per la mamma – et elle aussi, il la montra, sa maman qui se tenait à quelques pas de lui sur la chaussée comme sur une scène, démonstrative et émouvante, comme dans un mélo à vous tirer des larmes, et pourtant sublime. C’était une maman toute jeune, malmenée par la vie, pieds nus elle aussi, en chemise, sans corsage ; elle n’avait qu’une jupe crasseuse qui flottait sur elle, elle était dépeignée, et son teint était olivâtre comme on en voit dans les Abruzzes. Ses yeux sombres flamboyaient. Elle et son marmot, bien droits et sans se courber, observaient ce que le straniero allait faire. Esti tendit au garçonnet un autre petit pain. Celui-ci s’en alla plus loin avec sa mère, sa mamma, qu’il devait tellement aimer. Aucun des deux ne le remercia de sa gentillesse.

Cela plut indiciblement à Esti. Voilà, se dit-il, ceux-là ne mendient pas, ceux-là exigent. C’est un peuple ancien et libre, glorieux même dans sa misère. Il est toujours assis à la table de sa vie. Il sait que la vie est à lui, et le pain aussi. Il faudrait que je reste longtemps ici. Cette sensibilité, cette sincérité, ce soleil radieux qui illumine tout, cette forme légère derrière laquelle peut se cacher un fond insoupçonné, m’intriguent. Les liens du sang ne peuvent pas être aussi forts que mon attirance pour ces gens. Il n’y a qu’eux qui puissent me guérir de ma sensiblerie fumeuse.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 74.

Cécile Carret, 27 août 2012
nui

J’ai maudit, machinalement, le sort inique qui m’avait livré des choses sans explication ou des explications sans les choses assorties, imposé des fréquentations superflues, ennuyeuses, et privé jusqu’à la fin et au-delà, de celles qu’il aurait fallu. Elles détenaient la réponse. Mieux, elles auraient ratifié, légitimé des questions que je me posais et qui, de rester sans écho, m’avaient fait craindre d’avoir la cervelle dérangée, de ressembler, à ma manière bénigne et contenue, puérile, au fou furieux du fisc. Et puis j’ai songé que j’avais lieu de me tenir heureux que l’explication me soit livrée enfin. C’est que le temps ne passe pas vraiment. Il persiste, en nous, à proportion de ce qu’on n’a pu lui être présent dans toute la mesure où cela se pouvait, où on le voulait, quand c’était le moment. Des choses nous ont nui pour garder leur secret. Elles ne nous ont pas dit quelles elles étaient. Et alors on n’a pu être soi-même. Une part de ce qui nous affecte et en quoi, par suite, on consiste, est restée dans leurs mains et nous a donc manqué, diminués.

Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, pp. 43-44.

David Farreny, 8 juin 2013
négations

Ma tante cherche mon oncle dans les hôpitaux. Elle cherche son frère dans les prisons, dans les carrés des indigents. Pendant des années.

Elle appelle les mairies, les établissements pénitentiaires, les agences, les administrations, les offices, les bureaux, les associations. Elle était institutrice et méthodique ; elle avait un timbre aigu et des phrases un peu compassées ; elle faisait toujours toutes les négations en entier.

Elle va consulter avec son mari en R16 les registres loin dans le département.

Elle l’a trouvé finalement. Il avait une grosse tumeur, chez un ferrailleur, dans une cabane au fond de la parcelle, au milieu des carcasses de voitures.

Il n’avait plus de dents. Il a souri comme les pauvres.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 57.

Cécile Carret, 22 sept. 2013

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