Elle dit : « Ma vie est sans intérêt. » Il rectifie : « La vie est sans intérêt. » Puis la journée se passe, sans intérêt.
Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 15.
Quand ça me prend de circuler au creux des vagues
de gens chargés d’une journée de travail nul
et que je scrute chaque face pour trouver
je ne sais quel message en ces regards d’adultes
alors comme tant d’obsédés qu’on voit toujours
s’arrêter dans la foule grise dans la foule
molle bouffer avidement des yeux l’objet
précis qu’une vie tordue leur présente inlas-
sablement aux proclivités de leur désir
comme eux je m’arrête moi aussi et je plante
mon esprit dans le corps des enfants insouciants
car seulement en eux je vois que ça peut être
tellement beau la condition humaine ou bien
que ce serait tellement frais si je pouvais
me saisir de ces vies pour les humer de près.
Mais le jour peu à peu se dilue dans la brume :
il ne me reste de la rue que le bitume.
William Cliff, « La rue », Marcher au charbon, Gallimard, p. 26.
L’autorité de la chose imprimée ne laisse de m’étonner.
Les mous et les lâches se raffermissent en se faisant imprimer, semble-t-il. Leur pensée confuse acquiert de ce seul fait une netteté et une sûreté trompeuses, et de même l’invertébré coulé dans le ciment se tient tout de suite beaucoup plus droit. Pour autant, la confusion demeure, ainsi appareillée plus néfaste encore, les maladresses d’écriture passent pour de folles audaces formelles, le poète écroulé dans son vomi s’est juste autorisé quelques licences comme il en a traditionnellement le droit, et toute combinaison singulière de négligences et de grossièretés se donne pour un style original. Mais, si la chose imprimée inspire un tel respect, que dire alors de la chose brodée ?
Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 63.
Eesti a la grâce de sa double voyelle e, à mes yeux d’une blancheur quasi transparente, légèrement rehaussée par l’or pâle du s et du t, qui se prononcent doucement, comme dans l’ancien verbe français estre.
« Estes-vous estonienne ? » ai-je envie de demander à la première jeune fille blonde que je croiserai (mais on me rétorquera que je parle encore comme le père Ubu, lequel guette tout écrivain qui se prend trop au sérieux…).
Le redoublement des voyelles estoniennes, notamment dans les prénoms féminins, Jaanika, Triin, Tuuli, Kristiina, comme une promesse de bonheur sensuel, de vie heureuse, même.
Richard Millet, Eesti. Notes sur l’Estonie, Gallimard, p. 15.
Oui, pirates, baleiniers,
navigateurs tenaces du sensible,
n’ayant d’aucun destin à témoigner,
ont traversé ces mers accoutumées
dans l’anonyme flux des horizons,
traçant partout leurs routes — de fumées.
À peine un fin sillage de leur court
périple.
Noms sur une pierre
encres
séchées sur un registre.
Bref discours :
nés à…
morts à…
perdus en mer…
Et une
date en regard de ces événements
fragiles feux follets d’une lacune,
pas même attestés par des témoins
de bonne foi, présents à ce scandale
d’apparitions et de disparitions
mystérieuses…
Benjamin Fondane, Le mal des fantômes, Verdier, p. 79.
Au milieu de l’immense rose
Que revêt pour mourir l’automne venaissin.
Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 77.
On est dégoûté du monde par la partie haute de son intelligence, on le supporte par les parties moyennes de son esprit et on ne le goûte que par les fondements un peu bas de son âme.
Henri de Régnier, « Le bonheur des autres ne suffit pas », L’égoïste est celui qui ne pense pas à moi, Flammarion, p. 49.
Je tombe peu à peu dans l’oubli. Presque plus personne déjà ne se souvient de mon enfance.
Éric Chevillard, « mercredi 9 mars 2016 », L’autofictif. 🔗