radicelles

Dans la poêle, un monceau d’aliments grésille, enseveli sous des tranches de gras qui recouvrent ces difformités de leur nappe brûlante, boursouflée comme l’huile au point d’ébullition. Une fumée en sort, aussi épaisse que si le feu lui-même l’avait émise. Son odeur arrache aux radicelles de vos nerfs des sensations innommables. Bouche bée, l’ogre attend, la louche à la main, que sa gamelle monte à ce degré de cuisson hors duquel son ventre ne répond de rien, en l’absence duquel la familiarité qu’il entretient avec les dieux disparaît au profit d’une colère sans visée ; en dessous duquel le monde, inexistant déjà, libère en lui une répulsion incoercible.

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 159.

David Farreny, 15 nov. 2002
balle

Dans les cœurs fervents refermés sur eux-mêmes, de brèves expériences dévorent notre humain tissu comme un feu qui couve en secret dans la cale d’un navire consume le coton dans sa balle.

Herman Melville, Billy Budd, Gallimard, p. 145.

David Farreny, 4 déc. 2003
institutrice

Dans le temps, fleur aveugle,

tu t’accrois en nous, avec

le don du silence, avec tout ce qui excède

Nos paroles et qui en elles t’appartient,

ô Mort, sœur difficile !, ô institutrice !

chienne mentale !

Lionel Ray, Syllabes de sable, Gallimard, p. 255.

David Farreny, 27 août 2006
local

Au bout d’un chapitre, le pharmacien essuyait ses lunettes, murmurait : « j’aime Perrault… c’est si doux » et sur cet aveu, piquait dans son cahier, rouge comme une pivoine. Pendant que Carabosse ou Carabas, syllabe par syllabe, livraient prestiges et secrets, la nuit descendait sur la ville, puis la laine de la neige sur les rues noires. Mes vitres se couvraient de plumages de givre et les premiers chiens parias commençaient à hurler. Je mouchais la lampe à pétrole. Nous avions bien travaillé. Le pharmacien remettait sa pelisse, me tendait cinq tomans que nous allions tantôt convertir en vodka et me quittait sur le seuil en soupirant : « Ah ! monsieur le professeur, quel hiver atroce, perdu, ici… dans le Tabriz. »

En vodka, en billets de cinéma Passage, toujours bondé parce qu’il y faisait chaud. Étrange local : des chaises de bois, un plafond bas, un large poêle chauffé au rouge, parfois plus brillant que l’écran. Et merveilleux public : des chats transis, des mendiants qui jouaient aux dames sous la veilleuse des lavabos, des gosses pleurant de sommeil, et un gendarme chargé d’assurer l’ordre au moment où on diffusait l’hymne national en projetant le portrait de l’Empereur, souvent la tête en bas.

[…]

Parfois, quand le spectacle était trop long, l’opérateur, pour en finir, augmentait la vitesse du film. L’histoire s’achevait à un rythme inquiétant : les caresses avaient l’air de claques, des impératrices en hermine dévalaient les escaliers. Le public occupé à rouler des cigarettes ou craquer des pistaches n’y voyait aucune objection.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 152.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
guetteur

Vagabond à ses heures sorti faire un tour, suivant l’humeur et la saison, en quête de champignons, de charbon ou de mazout pour le poêle, de paysages à prendre en photos ou à imprimer seulement dans sa mémoire, de quelque chose ou de quelqu’un d’autre enfin dont l’absence intenable pousse à aller au dehors à la rencontre de gens à tout hasard disponibles. Guetteur mélancolique des nuages qui vont étoffant le ciel au-dessus des collines et des monts, au large des fenêtres, en un lent mouvement de bateau sur son erre, distribuant au gré de leurs déchirements des éclairages prodigieux sur le relief environnant. Promeneur sans raison à la limite, démuni et livré à lui-même, touchant à une forme de désarroi et d’extase sans mesure, dans l’abandon qui est le sien.

Hubert Voignier, Le débat solitaire, Cheyne, p. 32.

Élisabeth Mazeron, 21 fév. 2008
temps

les brouillards de la Mer du Nord viennent nous refroidir

alors nous nous levons dans nos corps en attente

et sortons nos crânes pourris de leurs vieilles soupentes

pour les lancer sur le pavé de la ville endormie

il y a dans cet air comme une odeur de brasserie

comme si le fumet des germoirs partout dans la ville

se répandait ce soir pour regonfler nos nerfs débiles

et nous faire entrevoir des plaisirs à n’en plus finir

vers les trois ou quatre heures du matin un pauvre bougre

ira pisser sur ses souliers en regardant comment

la lune étend son sang dans la nuit qui s’entrouvre

au cri perçant du premier merle enroué mais ne ment-

il pas ? est-ce vraiment le jour qui là-bas monte et bouge ?

ah ! quelle horreur ce temps qui tourne inexorablement !

William Cliff, Autobiographie, La Différence, p. 101.

David Farreny, 20 déc. 2009
marcheur

Je dis rose, mais ce pourrait être vent, sable, boue, bœuf-carottes, violoncelle, bruit de porte ou claquement de semelles de bois sur un carrelage… le déclic est le même. C’est pour cette raison qu’il n’y a pas de différence profonde entre la vue de la glycine en fleurs et celle d’un bus calciné par un attentat, entre une décapitation et marcher sur du gravier blanc… Cela peut sembler étrange, mais le processus d’écriture me paraît strictement le même, sinon le fait qu’il naisse d’émotions contraires […]. Il n’y a donc pas de sensations qui seraient poétiquement dignes, et d’autres non. Chaque poète a sa mémoire propre, avec des secteurs propices à la parole, et d’autres moins. Ce ne sont pas seulement des interdits moraux qui bloquent l’articulation entre sensation, émotion et parole ; des partis pris esthétiques, politiques ou simplement l’histoire personnelle peuvent également freiner et réduire le spectre du poétiquement possible pour chacun.

Faut-il dépasser ces limites ? Pas nécessairement, sauf si elles créent une frustration. Il me semble qu’on peut travailler aussi bien horizontalement, c’est-à-dire multiplier et diversifier les prises sur le réel, que verticalement, et creuser quelques sensations que l’on sait décisives. Plutôt que de chercher à étendre la palette, s’acharner sur certaines sensations qui insistent et pèsent sur la langue, sans que le poète sache toujours pourquoi. Ce que la poésie doit rejeter, c’est le confort, la réduction au savoir-faire. Au fond, il est aussi fou d’aller au bout du monde que de rester chez soi. L’important reste de tenter, de risquer ; la poésie demeure « en avant », dans ce déséquilibre qui porte le marcheur, même s’il ne sait où il va puisqu’il n’y a pas de chemin. Un poète fait du chemin, il ne le suit pas. Même lorsqu’on pourrait croire qu’il tourne en rond, ou en spirale.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 62.

Cécile Carret, 4 mars 2010
manières

17. Choses détestables

[…] Des gens de cette sorte, quand ils arrivent chez quelqu’un, balaient d’abord, avec leur éventail, la poussière de l’endroit où ils vont s’asseoir ; puis ils ne se tiennent pas tranquilles à leur place, ils s’étalent, prennent leurs aises, et ramènent sous leurs genoux le devant de leur vêtement de chasse. On pourrait croire que de telles manières se rencontrent seulement chez des personnes négligeables ; mais j’ai connu des gens d’une assez bonne condition, comme un « troisième fonctionnaire » du Protocole, dignitaire du cinquième rang, un ancien gouverneur de Suruga, qui se conduisaient pareillement. De même, c’est un spectacle extrêmement détestable que celui de gens qui, après avoir bu du vin de riz, crient fort, s’essuient la bouche d’une main hésitante, caressent leur barbe s’ils en ont une, et passent leur coupe à d’autres. Sans doute s’encouragent-ils mutuellement à boire ? Ils frissonnent, branlent la tête, font la moue, et chantent des chansons comme celle de « La jeune fille qui vint aux bureaux de l’administration provinciale ». Tout cela, je l’ai vu chez des gens très bien, et je trouve que c’est répugnant.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, pp. 53-54.

David Farreny, 11 mai 2010
typique

Le manche de la cognée, c’est typique, fut lui-même un enfant abattu.

Éric Chevillard, « samedi 11 mars 2017 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 24 fév. 2024
impropre

La lucidité n’extirpe pas le désir de vivre, tant s’en faut, elle rend seulement impropre à la vie.

Emil Cioran, « De l'inconvénient d'être né », Œuvres, Gallimard, p. 870.

David Farreny, 28 fév. 2024
roussis

Il faut me croire. Tout me reste, la paix très particulière d’un dimanche matin de printemps sur la sous-préfecture assoupie, le frais soleil qui éclipse, presque, l’octobre éternel du grès permo-carbonifère, la rue familière qui contourne l’école maternelle où va bientôt s’achever ma scolarité et qui mène au sombre hôtel Renaissance. Celui-ci abrite, outre la bibliothèque, les petites classes du primaire, le conservatoire de musique et l’harmonie municipale, le dispensaire de santé publique, le siège des organisations syndicales et celui de la société savante.

Un guichet, percé dans l’épaisse porte cochère, toujours fermée, ouvre sur une cour pavée de galets de rivière. Une galerie à arcades mène, à droite, à l’entrée dont le linteau est gravé de trois bucranes, les armes de la famille de robins qui a fait bâtir l’édifice au temps du roi François. Il faut gravir deux larges volées de marches, creusées par l’usure, sous l’œil exorbité de mascarons sculptés dans les angles de la cage d’escalier. Le mot « bibliothèque » est peint, en anglaises jaunes, sur un cartouche vissé dans l’étroite porte grise à deux battants. Je ne sais plus si j’ai emboîté le pas à mon père ou s’il m’a poussé devant lui après l’avoir ouverte. Mais je me rappelle avec une netteté parfaite le sentiment terrible, trop grand, trop lourd pour moi, qui m’a submergé au premier regard. On ne pouvait donc grandir comme il convient, agir à bon escient qu’à condition de fréquenter, d’absorber ces volumes roussis, flétris, entassés du sol au plafond ! Une tristesse sans nom, sans fond a supplanté la fête que je me faisais de découvrir ce lieu, les découvertes, révélations, ivresses que j’en attendais. Le même découragement me prendrait, aujourd’hui, à l’autre bout du temps, si la scène me repassait sous les yeux.

J’ai eu, à six ans, l’intuition immédiate, intemporelle, adéquate de ce que tous ces livres étaient morts, n’enfermaient rien qui réponde à mes attentes. Tout le disait, le criait, leurs dos fourbus, effacés, la poussière fine, très noire, déposée sur la tranche supérieure, l’odeur légèrement âcre, d’automne qu’ils exhalaient et qui se mêlait à celle de vieille pierre, de cave, d’hiver, de passé du grès.

Mais je n’avais pas le choix. Entre une réalité muette, rebutante, impénétrable et les poudreux grimoires, c’est aux grimoires qu’il fallait aller parce que, comme je l’avais constaté lors de lectures enfantines, il pouvait arriver, par raccroc et comme à leur insu, qu’ils jettent une clarté dans la pénombre environnante.

Pierre Bergounioux, Hôtel du Brésil, Gallimard, p. 29.

David Farreny, 22 mars 2024

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