matou

profond comme le fer de bêche et large comme un vicomté de matou

sans limite par le haut seulement où la lune roule et parfois fend

lieu connu inconnu où courir où se lover un continent un trou

Michel Besnier, tiré à part, Folle Avoine, p. 1.

David Farreny, 22 mars 2002
ennui

La Cité des sciences et de l’industrie est tournée radieusement vers le progrès. Il y a des façades en verre. Il y a mille personnes. Dans l’ensemble, on s’y ennuie prodigieusement. Comme partout. Mais le contraste entre l’optimisme scientifique qu’on y professe et l’ennui des salariés y est plus cruel qu’ailleurs. Quand le journal ne suffit plus, quand le téléphone ne suffit plus, quand la masturbation dans les toilettes ne suffit plus, l’ennui frôle le suicide. On va errer dans la cité sans dieu, on visite des expositions sur le cosmos atroce, on drague les femmes vacantes dans les services de communication. On parle longuement de l’ennui, on le commente avec de petits rires blessés. Longue, longue la terre de l’ennui ! Heureux celui qui lutte parce qu’il est exploité ! Heureux celui qui domine ! Heureux celui qui rejoindra l’humus rassasié !

Pierre Mérot, Mammifères, Flammarion, p. 79.

David Farreny, 16 nov. 2005
souverain

À l’est d’Erzerum, la piste est très solitaire. De grandes distances séparent les villages. Pour une raison ou une autre, il peut arriver qu’on arrête la voiture et passe la fin de la nuit dehors. Au chaud dans une grosse veste de feutre, un bonnet de fourrure tiré sur les oreilles, on écoute l’eau bouillir sur le primus à l’abri d’une roue. Adossé contre une colline on regarde les étoiles, les mouvements vagues de la terre qui s’en va vers le Caucase, les yeux phosphorescents des renards. Le temps passe en thés brûlants, en propos rares, en cigarettes, puis l’aube se lève, s’étend, les cailles et les perdrix s’en mêlent… et on s’empresse de couler cet instant souverain comme un corps mort au fond de sa mémoire, où on ira le rechercher un jour. On s’étire, on fait quelques pas, pesant moins d’un kilo, et le mot « bonheur » paraît bien maigre et particulier pour décrire ce qui vous arrive.

Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d’autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 122.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
tronqué

En tout point de ce livre-ci se présentent des sorties vers tous les autres livres, ou d’augustes portails, semblables à ceux de parcs magnifiques et profonds qu’il faudrait visiter en chemin mais dont nous sentons bien que pour en goûter l’enchantement, ou pour en apprécier comme il le mérite l’ordonnancement savant, il faudrait non pas nous arrêter là quelques heures mais séjourner longuement, et soumettre nos impressions aux variations de la lumière, des conditions atmosphériques, des saisons de l’année et des âges de la vie. Tout sens est deuil du sens, renonciation, choix forcé, destin tronqué, mais c’est cela ou rien. Pourtant nous n’oublions pas que nous aurions pu consacrer notre existence, aussi bien, à la compréhension presque totale de l’Aréopagite et de ses liens avec la mystique rhénane, à l’entretien ruineux du jardin de Kinloch Castle, sur l’île de Rum, dans les Hébrides, au soulagement des épreuves des immigrés clandestins dans le camp de rétention de Sangatte, près de Calais, ou bien à la connaissance impeccable, et qu’il faudrait avoir simultanément présente à l’esprit, en permanence, du réseau des chemins et sentiers d’un triangle Estramiac-Pessoulens-Tournecoupe. Il faudrait un aleph. Et le vrai sujet de ce livre, c’est son impuissance à entrer dans son sujet ; c’est K. tournant autour du Château ; c’est Bloch ne comprenant pas qu’il fatigue parce que le sens lui-même est fatigué et que l’usage du monde, la politesse, la distinction, la culture elle-même, c’est le clair sentiment de cette fatigue du sens, auquel il ne faut pas trop demander, ni porter une foi trop vive.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., pp. 242-243.

David Farreny, 10 mai 2009
rien

Rien est un euphémisme.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 109.

David Farreny, 22 mai 2010
tare

Je vois sur ma table la photographie de l’être que j’étais à ce lever de ma vie d’homme, et, sous la toison de boucles brunes, jadis orgueil de ma mère, mais déjà bien assagies, je distingue un profil assez fin. Un front égal, un œil pâle, bien placé, mais sans éclat sous des paupières maladives, un nez court et busqué, une lèvre supérieure proéminente, où pointent les prémices d’une moustache retardataire, une bouche aux lèvres épaisses, volontiers entrouvertes sur des dents assez belles, mais écartées, et, subitement, la fuite d’un tout petit menton raté, d’un mauvais petit menton de hasard, qui entache l’ensemble et le tare de sa défaillance.

Félix Vallotton, La vie meurtrière, Phébus, p. 41.

David Farreny, 13 juil. 2010
pituita

Un oiseau invisible pituita quelque part entre les herbes et les stratus, il y eut quelques souffles d’un vent âpre, puis tout se tut et, au bout d’un moment, le soleil apparut, et ensuite il se leva.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 69.

Cécile Carret, 4 sept. 2010
ordre

Dans la vie de veille, au contraire, dès que je me laisse aller à imaginer qu’il serait possible, après tout, de laisser tomber tout ce qui me paraît à la fois si naturel et si pesant pour aller voir ailleurs si j’y suis, ma circulation sanguine s’accélère, des bouffées de bonheur me coupent le souffle, j’étouffe presque. Puis tout se calme, tout rentre dans l’ordre. Je suis comme les chœurs de l’opéra : « Marchons, Marchons ! » ; je rêve, mais je fais du surplace.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 14.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
sacrilège

Mais ce n’était pas l’endroit où j’avais échoué, ce souterrain obscur, sur lequel pesait prétendument une malédiction, qui m’étranglait, c’était un sentiment de culpabilité, et je ne me sentais pas non plus coupable d’avoir quitté les miens, mais d’être seul. J’éprouvai cette nuit-là une fois encore qu’être seul par caprice, même sans crime particulier, est un sacrilège. Je le savais déjà, et il me faudrait encore l’éprouver à l’avenir. Un sacrilège contre quoi ? Contre moi-même. La compagnie de mes ennemis eût été à tout prendre un moindre mal. Et mon amie, qui au contraire de moi parlait couramment cette langue, n’avait-elle pas offert plusieurs fois à Filip Kobal de l’accompagner à travers sa patrie de légende ? Pouvait-on en cet instant concevoir quelque chose de mieux que nos deux corps respirant l’un vers de l’autre ? Être couché près d’elle tout au long de la nuit, se réveiller, le matin, la main sur son corps ?

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 88.

Cécile Carret, 8 sept. 2013
chant

Une seule fois jusque-là s’était produit quelque chose de comparable, à l’internat justement, lorsqu’un jour, convaincu lui-même de ne pas savoir chanter, il y fut invité par le professeur, se leva gorge nouée, prit sa respiration et, au milieu de la classe plongée dans sa torpeur habituelle, tira du plus profond de lui-même un chant étrange et délicat qui fit d’abord éclater de rire les auditeurs, puis leur fit détourner les regards comme dans une bizarre circonspection, un chant, pensait-il, qui devait être enfoui au fond de lui depuis toujours.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 171.

Cécile Carret, 21 sept. 2013
quinquagénaire

Quinquagénaire, quel mot lent et pesant, et comme articulé déjà à un déambulateur. Je le réfute. Il ne dit rien de moi. […]

Quinquagénaire ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 78.

Cécile Carret, 16 fév. 2014

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