La femme est une grande réalité, comme la guerre. Je sais : la raison les repousse, les refuse, les nie. On nous a élevés à vivre dans les rêves et les théories, et nous crions quand la vie nous opère de nos rêves et quand la réalité prouve fausses nos théories. Le jeune homme sort de l’école avec sa mesure toute prête, son mètre, et il se fâche parce que les choses s’obstinent à être plus grandes ou plus petites que son mètre. La réalité lui apprend à diviser son ridicule bâton en dix, en cent et en mille parties s’il le faut. C’est ainsi que ma guerre m’a mûri ; je ne le dirais pas si ce n’était pas vrai : avant il allait de soi que j’étais mûr.
Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 259.
L’imbécillité de l’herbe.
L’intelligence de l’herbe.
Les lentes bêtes brouteuses.
Rien. Le temps. Les vaches. Rien.
L’imbécillité, la lente
Intelligence de l’herbe.
Rien. Le temps. Les vaches. L’herbe
Et sa lente intelligence.
Norge, « J’écoute brouter à Lupetière », Poésies 1923-1988, Gallimard, p. 207.
Toute autorité suppose l’assentiment de ceux qui la subissent, même si elle ne repose pas sur la démocratie. « Je suis leur chef, il faut bien que je les suive », disait un officier français, se faisant inconsciemment l’écho de Burke : « Ceux qui prétendent mener doivent, dans une large mesure, suivre. Ils doivent conformer leurs propositions au goût, au talent et au caractère de ceux qu’ils veulent commander. » Un ambassadeur français s’extasiait devant l’aisance avec laquelle Catherine la Grande se faisait obéir. Elle rit : « Je me renseigne pour savoir ce qu’ils ont envie de faire, et ensuite je le leur ordonne. »
Vladimir Volkoff, Pourquoi je suis moyennement démocrate, Le Rocher, p. 86.
Une dernière particularité décuplait la magie des omnibus auxquels leur cargaison de fruits, de bêtes donnaient des airs d’arche de Noé : c’étaient les haltes facultatives ménagées à intervalles irréguliers pour les habitants de hameaux invisibles perdus dans les vallées, enfouis dans la forêt. Parfois, une aubette aux supports de fonte moulée sur une plate-forme de ciment indiquait l’arrêt. Mais parfois, c’était simplement une pelletée de mâchefer cernée d’herbe haute, entre le ballast et l’orée du bois. Lorsqu’il n’y avait personne dans la flaque enchantée, le convoi poursuivait sa course fantasque dans le décor d’affiche.
Pierre Bergounioux, Simples, magistraux et autres antidotes, Verdier, p. 38.
Quand la belle saison est là, on ne sait plus pourquoi on attendait la belle saison.
Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 62.
Champion
de la
détestation
en tout genre
briseur de vie
dont
la mienne
réducteur
de tout ce
qui n’est pas
à ma taille
bulle
ne remontant
définitivement plus
à la
surface
Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 37.
Orage violent cette nuit. Sommeil coupé par les coups de tonnerre et les éclairs. La pluie reprend avec force ce matin. De ma fenêtre, je regarde tomber les larges gouttes qui forment un rideau légèrement argenté entre les arbres et mon regard. Quelque chose de secret m’enchante qui remonte de l’enfance. La peur, la chaleur, la colère de l’orage, qui se fondent en pluie, qui se délivrent et engendrent la fraîcheur et la joie que l’on sent monter de la terre et des plantes assoiffées. La pluie est plus fine, les gouttes en tombant dans les flaques dessinent des cercles parfaits qui s’élargissent un instant et s’effacent aussitôt. Malgré les erreurs, les ratés qui encombrent notre conscience ou gisent oubliés dans l’inconscient, il se peut que nous ne puissions nous empêcher de tracer avec nos vies des formes accomplies. Que ce qui est dans notre esprit, fureur vaine, orgueil, médiocrité, déréliction, soit dans une perspective plus vaste aussi parfait qu’une goutte de pluie ou une feuille sur un arbre et ne puisse être autrement.
Nos richesses viennent d’une enfance qui demeure inaccessible ou d’imprévisibles rencontres.
Henry Bauchau, Jour après jour. Journal d’« Œdipe sur la route » (1983-1989), Actes Sud, p. 52.
Finalement il dit à K. :
« Comme vous avez pu le remarquer, monsieur l’Arpenteur, j’ai bien eu connaissance de toute cette affaire. Si je n’ai encore rien fait, c’est d’abord à cause de ma maladie, puis parce que, ne vous ayant pas encore vu, je pensais que vous aviez renoncé à la chose. Mais, puisque vous avez l’amabilité de venir me voir personnellement, il faut bien que je vous dise toute la vérité, la désagréable vérité. Vous êtes engagé comme arpenteur, ainsi que vous le dites, mais malheureusement nous n’avons pas besoin d’arpenteur. Il n’y aurait pas pour vous le moindre travail ici. Les limites de mes petits domaines sont toutes tracées, tout est cadastré fort régulièrement. Il ne se produit guère de changement de propriétaire ; quant à mes petites disputes au sujet des limites, nous les liquidons en famille. Que ferions-nous dans ces conditions d’un arpenteur ? »
Bien qu’il n’y eût encore jamais réfléchi, K. se trouvait convaincu dans son for intérieur qu’il s’était toujours attendu à une déclaration de ce genre.
Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 552-553.
L’éducation est une chose admirable, mais il convient de se rappeler de temps à autre que rien de ce qui vaut d’être connu ne peut s’enseigner.
Oscar Wilde, « Quelques maximes pour l’instruction des personnes trop instruites », La vérité des masques, Rivages.
Quand un jour tu te retrouveras devant la mort sur un lit d’hôpital, ce sera aussi du présent.
Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », « Théodore Balmoral » n° 71, printemps-été 2013, p. 115.