structure

N’empêche, le plus inquiétant, dans un cas comme dans l’autre, et d’ailleurs dans tous les cas, c’est la solidité butée de la structure, chez les « êtres », et ces alchimies rigoureuses qui font que se reproduisent, à de réguliers intervalles, les mêmes épisodes exactement. On dirait que chacun de nous porte en lui des déterminations implacables, qui l’enverront toujours dans les mêmes ornières, bien que chaque fois il soit tenté d’attribuer sa chute à des circonstances tout à fait spécifiques et contingentes. Tout s’entrevoit des rapports à venir, d’emblée. À mon âge, tout s’entrevoit même des destins. Le mien, au demeurant, me semble tout tracé, et ne faire pas, dans le sable, un bien édénique sillon. Il ne s’agit pas d’une externe fatalité, mais de constantes de mon caractère, de mon esprit, de ma « nature », qui font que je n’aurai jamais, c’est plus que probable, de succès auprès de mes contemporains, de réussite dans la carrière des Lettres, d’aisance dans mes voies.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 351.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
route

Dans la zone portuaire, passé l’écluse Watier, sur ce segment de route qu’enjambent successivement deux canalisations de gros calibre, et qui s’élève très légèrement, en droite ligne, au milieu de dunes arasées ou de prairies sablonneuses, celles-ci couvertes de fleurs jaunes, on voit juste dans l’axe se préciser peu à peu la silhouette parallélépipédique et rose de la centrale thermique, tout d’abord, flanquée d’une haute cheminée grise, puis de part et d’autre de la centrale, au-dessus du bassin d’évitage, celle des portiques de déchargement du minerai, sur la droite, et de deux grands vraquiers amarrés au quai Sollac, et sur la gauche celle des hauts fourneaux, couronnés de fumées blanches auxquelles parfois des flammes sont mêlées. Au-delà de l’écluse Charles-de-Gaulle, la route se confond sur plusieurs kilomètres avec la digue du Braeck, renflée en son milieu et s’abaissant vers la mer en une courbe assez douce pour que les véhicules puissent y adhérer, penchés de côté comme sur un anneau de vitesse. Depuis la partie la plus élevée de la digue, en ce samedi 9 août, on peut observer que si la mer libre est de la couleur d’un potage, les mêmes eaux, captives du bassin maritime, présentent inexplicablement une nuance de bleu presque égéenne.

Jean Rolin, Terminal frigo, P.O.L., pp. 70-71.

David Farreny, 5 mars 2006
reflets

J’ai fait d’autres rêves. Il m’a semblé que je pourrais les atteindre, les tirer au jour si je me dépêchais, dans le demi-sommeil qui précède le réveil. On est alors comme un plongeur qui a quitté les grands fonds peuplés de visions mais n’a pas encore crevé la surface dont les reflets empêchent de deviner l’univers submergé, onirique. Je n’ai pas réagi assez vite. À deux ou trois reprises, dans la journée, il me semblera que je suis sur le point de saisir une bribe avec quoi, en tirant, je pourrai faire venir le Béhémot. Mais elle m’échappe et l’eau se referme.

Pierre Bergounioux, « jeudi 29 janvier 1981 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 25.

David Farreny, 11 mars 2006
étonnement

Nous portons toute la misère du monde

les pires injustices toutes les

atrocités sont en nous

elles sont au monde parce qu’elles

sont en nous et je ne comprends

pas que cela constitue

un sujet d’étonnement

Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 57.

Élisabeth Mazeron, 23 juin 2006
vertu

Au retour, nous retrouvions notre baraque chauffée à blanc par le soleil de la journée. En poussant la porte, nous retouchions terre. Le silence, l’espace, peu d’objets et qui nous tenaient tous à cœur. La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 30.

Cécile Carret, 30 août 2007
thé

En face de moi, un bol de thé. [Interruption : bu le thé.]

Renaud Camus, « jeudi 17 mars 1977 », Journal de « Travers » (2), Fayard, p. 1582.

David Farreny, 1er mars 2008
fiabilité

C’est agréable de laisser filer le temps avec toi. Nous nous racontons des bêtises dans des cercles restreints, toujours les mêmes, tu me donnes raison, toujours sur les mêmes points, et tu me donnes tort, toujours sur les mêmes points, je te coupe la parole, toujours aux mêmes endroits, je te laisse poursuivre ton discours dans le vide, toujours aux mêmes endroits, encore et encore, toujours pareil, ça vous rassure, ça vous rend heureux, cette certitude, cette fiabilité, cette familiarité. Et nous nous réveillons et disons les mêmes choses, et nous nous endormons après avoir dit les mêmes choses, et parfois vient s’y ajouter une nouvelle pensée qui nous surprend, une nouvelle tournure qui nous plaît…

Matthias Zschokke, Maurice à la poule, Zoé, p. 239.

David Farreny, 11 mars 2010
interstitiel

Je suis en train d’étendre la lessive, derrière la maison, qui jouxte un bois communal, en fin d’après-midi. Il se produit un froissement et l’épais roncier, tout près, s’ouvre sur une énorme bête noire – le mot est venu tout seul, tout bas – qui s’immobilise à dix pas de moi, une chemise mouillée à la main, la pince à linge dans l’autre. L’animal me jette un regard, marque un temps d’arrêt, puis me jugeant inoffensif, négligeable, se met à trottiner sur les petits sabots qui lui font une démarche de ballerine mais qui, au lieu d’un corps élancé, nimbé de taffetas blanc, serait encombrée d’une lourde carcasse en forme de coin, hérissée de longs poils rêches et pourvue, avec ça, d’une paire de fortes défenses jouant sur les grès. J’ai pensé que mon visiteur allait s’évanouir aussi soudainement qu’il avait surgi, que le temps interstitiel, latéral ou rêvé qui nous remet en présence des bêtes, était déjà écoulé. Pas du tout. Il faisait des pointes autour du fourré, reprenait sa danse et j’ai fait la même constatation qu’avec le chevreuil que j’avais tenu, lui, en joue, avant de le laisser aller. La même créature d’un noir intense, comme encrée ou taillée dans de la nuit, adoptait, l’instant d’après, la teinte terne du sous-bois. Le quintal de muscles, au bas mot, qu’elle pesait, s’était évanoui. Puis l’œil, qui projetait un peu au hasard sa forme sauvage, devant lui, la voyait se remplir un peu plus loin, affairée, comique, obstinée. L’animal a tourné un quart d’heure sous mon nez. J’ai pensé qu’il allait se bauger dans les ronces, qu’on passerait la nuit à quelques pas l’un de l’autre, en paix. Mais quelque chose ne lui convenait pas. Il a grogné puis, sans hâte, s’est perdu dans le sous-bois. Voilà.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 46.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
glissez

Ni vu ni connu, vous glissez-vous dans votre vie désertée ?

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 55.

Cécile Carret, 29 janv. 2011
syndrome

Par exemple, il marche dans la rue et les magasins ne l’intéressent pas, il a l’impression d’être dans une gaine plastique bleue, les personnes sont comme des choses, les choses comme de l’eau qui coule. Cyrille, fort de ce qu’il a appris en Italie, a nommé cette affection le Syndrome de Raphaël parce qu’on a souvent rencontré un problème identique avec les peintures de Raphaël : les peintures étaient là avec toute leur beauté, mais les gens ne les voyaient pas. De nos jours, les choses sont simples, nous avons les cartels et les guides touristiques qui nous indiquent avec précision ce que nous devons trouver beau ; mais, à une époque où on était tellement moins bien organisé, les gardiens du Vatican racontaient que les gens, à la fin de la visite, réclamaient de voir les célèbres fresques de Raphaël, alors qu’ils étaient déjà passés devant sans y prêter la moindre attention.

Emmanuelle Pyreire, Foire internationale, Les Petits Matins, p. 19.

Cécile Carret, 13 avr. 2013
autrement

À propos de rien, une fois, elle avait déclaré à Julie qu’elle ne se lavait jamais les pieds pour la simple raison que, en prenant sa douche, ils étaient autrement nettoyés par toute l’eau savonneuse qui coulait sur eux.

Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 286.

Cécile Carret, 19 mars 2014
rougis

Moins je mens, plus je rougis.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard.

David Farreny, 28 fév. 2024

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