habiter

Qu’est-ce qu’habiter « naturellement », cela dit ? Il y a là sans doute une contradiction dans les termes.

Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 250.

David Farreny, 13 avr. 2002
occultes

C’est pour avoir continuellement maintenu quelque chose — elle-même — hors des atteintes des puissances ennemies, qui sont les mêmes depuis toujours, partout, pour tous, c’est pour ça qu’elle se dessinait, dans l’air où résonnent les paroles, tout près, chaque fois ou presque que j’ai parlé avec un de ses enfants. Il n’est pas vrai qu’il n’y ait plus personne, plus rien après qu’on a cessé de respirer. Certains, en vérité, n’existent pas vraiment quand, pourtant, on peut les voir passer et repasser dans la lumière, entendre ce qu’ils disent. Ce n’est pas eux. C’est rien que ce qu’on n’est pas, les forces occultes, l’enfant qui joue derrière le rideau du temps orné de figures peintes. D’autres, en revanche, sont toujours là quand on les chercherait en vain du regard. Il peut arriver qu’on ne les ait jamais vus ou que ça n’ait duré que trois secondes et qu’on n’ait même pas su, alors, qui ils étaient.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 65.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
pluie

La porte de verre battante d’une galerie commerciale à carrelage terne et quand on entre c’est la sensation de chaleur à l’air pulsé et une musique qui pourtant ne couvre pas le bruit de fond des pas, des voix et des appels ; un bâtiment en travaux empiétant sur le trottoir et on longe une palissade de bois avec par terre des planches pour éviter la boue ; ou simplement l’attente devant un passage piétons, le feu des voitures étant au vert et elles rapides et méchantes sur le bitume lisse et gris, sombre de pluie, on attend.

François Bon, « Un bruit dessous de machine », Tumulte, Fayard, p. 16.

David Farreny, 1er mai 2008
comblements

Comblements : on ne les dit pas — en sorte que, faussement, la relation amoureuse paraît se réduire à une longue plainte. C’est que, s’il est inconséquent de mal dire le malheur, en revanche, pour le bonheur, il paraîtrait coupable d’en abîmer l’expression : le moi ne discourt que blessé ; lorsque je suis comblé ou me souviens de l’avoir été, le langage me paraît pusillanime : je suis transporté, hors du langage, c’est-à-dire hors du médiocre, hors du général : «  Il se fait une rencontre qui est intolérable, à cause de la joie, et quelquefois l’homme en est réduit à rien ; c’est ce que j’appelle le transport. Le transport est la joie de laquelle on ne peut pas parler.  »

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 66.

Élisabeth Mazeron, 8 déc. 2009
jobard

Un vaniteux béat peut être d’agréable commerce, encore qu’il parle trop de soi, mais il prête à rire : c’est un jobard : il prend pour argent comptant toutes les politesses. Frustré, il glisse à la mythomanie, il s’en conte beaucoup plus qu’on ne lui en dit ; ou alors il s’aigrit, il mijote des rancunes et des revanches qui ne sentent pas bon. De toute façon, il triche ; sa suffisance est contredite par la dépendance à laquelle il se soumet : quémandant les flatteries, il s’abaisse quand il prétend se hausser. À trop se complaire à son image, il finit par s’y enfermer ; il tombe fatalement dans l’importance qui est la véhémence de la vanité.

Simone de Beauvoir, La force des choses (I), Gallimard, p. 167.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2009
malentendus

Plus je vais, plus le monde entre dans ma vie jusqu’à la faire éclater. Pour la raconter, il me faudrait douze portées ; et une pédale pour tenir les sentiments — mélancolie, joie, dégoût — qui en ont coloré des périodes entières, à travers les intermittences du cœur. Dans chaque moment se reflètent mon passé, mon corps, mes relations à autrui, mes entreprises, la société, toute la terre ; liées entre elles, et indépendantes, ces réalités parfois se renforcent et s’harmonisent, parfois interfèrent, se contrarient ou se neutralisent. Si la totalité ne demeure pas toujours présente, je ne dis rien d’exact. Même si je surmonte cette difficulté, j’achoppe à d’autres : une vie, c’est un drôle d’objet, d’instant en instant translucide et tout entier opaque, que je fabrique moi-même et qui m’est imposé, dont le monde me fournit la substance et qu’il me vole, pulvérisé par les événements, dispersé, brisé, hachuré et qui pourtant garde son unité ; ça pèse lourd et c’est inconsistant ; cette contradiction favorise les malentendus.

Simone de Beauvoir, La force des choses (I), Gallimard, pp. 374-375.

Élisabeth Mazeron, 27 déc. 2009
considérer

Il avait comme particularité, à mes yeux, que le dessus de son crâne s’ornait d’une excroissance, une « loupe » disait-on, qui m’avait d’abord paru monstrueuse, et que j’avais fini par considérer plus simplement comme lui appartenant ou le définissant : avec les années, on élargit l’idée qu’on se fait de l’humanité. Ou plus exactement : on brise le carcan d’idées convenues qu’on s’était fabriqué pendant l’enfance pour tenir à distance la multiplicité déroutante des choses.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 51.

Cécile Carret, 13 mars 2011
meubles

J’habite à Blège, m’a-t-il dit, à quinze kilomètres d’ici. Je suis en vacances mais je ne pars pas. Je viens d’apprendre que je suis recalé au bac. (Il a fait un geste de la main.) Je sais. J’ai une vieille histoire avec ça.

Il ne l’avait visiblement pas dit à tout le monde. J’appréhende de rentrer chez moi, a-t-il enchaîné. Je me sens nul, vous voyez ? Oui, ai-je dit, je vois, mais ça n’a rien de honteux. Je l’ai raté aussi, à l’époque.

Il avait l’air extrêmement songeur. Comme s’il revoyait passer devant ses yeux l’entièreté d’une matière. J’ai pensé à la géographie, qui n’a jamais été mon fort. Je lui ai demandé s’il vivait seul. Oui. Pas d’enfants ? Non. Il avait tout de même peur de rentrer chez lui. C’était presque pire. Une sorte d’effet de miroir, ou de mise en relief. Il m’a parlé de ses meubles. Il craignait de retrouver ses meubles. Je lui ai demandé, un peu pour causer, si ses meubles avaient quelque chose de spécial. Je ne crois pas, a-t-il dit. Mais il faudrait que j’en change. Il s’est fait un silence, ici, et je lui ai dit que je comprenais.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, pp. 15-16.

David Farreny, 22 sept. 2011
étirement

Je sais aussi de longs soirs d’été, haïssables. Une fatigue, un ennui, le sentiment d’être si différent des autres émanent pour moi de leur clarté. En ville, ces instants sont insoutenables. Je ferme les yeux et les vagues viennent mourir à mes pieds. À quoi bon les illusions ? Les réverbères ne s’allument plus. C’est le règne de l’indiscrétion. Cet étirement des jours vous met face à votre médiocrité. Il dit : «  Alors, toutes ces promesses que tu n’as pas tenues ? Tu prétends au bonheur, mais ne sais l’obtenir. Il est si proche de toi, pourtant, à portée de ta main. Mais tu es faible, et lâche, et négligent. La vraie vie ne sera jamais pour toi.  »

Bernard Delvaille, « Feuillets », Le plaisir solitaire, Ubacs, p. 14.

David Farreny, 15 août 2012
équidistant

L’œil équidistant de la lune quand on se déplace.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 103.

Cécile Carret, 23 sept. 2013
infaillible

Si on avait une perception infaillible de ce qu’on est, on aurait tout juste encore le courage de se coucher mais certainement pas celui de se lever.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 994.

David Farreny, 7 mars 2024

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