virtuose

Le pianiste avait enfourché Brahms et galopait. Personne, à la vérité, n’aurait su dire ce qu’on était en train de jouer, la perfection du virtuose nous empêchant de nous concentrer sur Brahms, la perfection de Brahms distrayant notre attention du virtuose. Et pourtant il arriva au poteau. Applaudissements.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 79.

David Farreny, 24 mars 2002
aisance

Horrible est cette aisance qui nous prend en présence de ceux qui nous aiment, et que l’on sait qu’on n’aimera pas (enfin : pas comme ils le souhaiteraient). Comme nous sommes drôles ! Comme nous sommes brillants ! Comme nous sommes imprévisibles et irrésistibles ! Comme nous sommes libres ! Et comme la moindre de nos paroles et le plus quelconque de nos gestes les enfoncent plus profond dans leur amour de nous, et resserrent les liens de leur captivité !

Renaud Camus, « lundi 6 octobre 1997 », Derniers jours. Journal 1997, Fayard, p. 299.

David Farreny, 23 fév. 2003
secret

Mais on ne peut pas être indiscret avec moi, sauf en m’imposant ses propres discours, sa propre musique, ses propres bruits. Je n’ai pas de secrets et je m’en félicite tous les jours. Je trouve que rien n’est ennuyeux comme les secrets. Je respecte ceux des autres, puisqu’ils sont aux autres. Mais je ne les estime pas.

Rien ne serait épouvantable, cela dit, comme une société où les secrets seraient interdits. Le mépris du secret est une règle morale, et personnelle, nullement un impératif social…

Renaud Camus, « jeudi 26 janvier 1995 », La salle des pierres. Journal 1995, Fayard, p. 60.

Élisabeth Mazeron, 5 sept. 2003
problème

Tout est réalisable ici, tout tend à être réifié, à être présent. Patrie de la foi. Le danger de la mescaline est la foi, la foi insensée, immédiate, totale qu’elle donne, la foi qui surprend tellement les visiteurs lorsqu’ils entendent des aliénés « ce n’est pas possible qu’ils aient la foi dans leurs absurdités », la foi, mais c’est précisément le problème le moins problème. Qu’est-ce qui après l’expérience de la mescaline paraît plus naturel que la foi ? La folie est un département de la foi.

Henri Michaux, « L’infini turbulent », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 893.

David Farreny, 15 fév. 2004
ménage

Combien souvent en ces heures interminables, quoique courtes en fait, de l’expérience du terrible décentrage, combien souvent n’a-t-il pas songé à ses frères, frères sans le savoir, frères de plus personne, dont le pareil désordre en plus enfoncé, plus sans espoir et tendant à l’irréversible, va durer des jours et des mois qui rejoignent des siècles, battus de contradictions, de tapes psychiques inconnues et des brisements d’un infini absurde dont ils ne peuvent rien tirer.

Il sait maintenant, en ayant été la proie et l’observateur, qu’il existe un fonctionnement mental autre, tout différent de l’habituel, mais fonctionnement tout de même. Il voit que la folie est un équilibre, une prodigieuse, prodigieusement difficile tentative pour s’allier à un état disloquant, désespérant, continuellement désastreux, avec lequel il faut, il faut bien que l’aliéné fasse ménage, affreux et innommable ménage.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 96.

David Farreny, 21 oct. 2005
local

Au bout d’un chapitre, le pharmacien essuyait ses lunettes, murmurait : « j’aime Perrault… c’est si doux » et sur cet aveu, piquait dans son cahier, rouge comme une pivoine. Pendant que Carabosse ou Carabas, syllabe par syllabe, livraient prestiges et secrets, la nuit descendait sur la ville, puis la laine de la neige sur les rues noires. Mes vitres se couvraient de plumages de givre et les premiers chiens parias commençaient à hurler. Je mouchais la lampe à pétrole. Nous avions bien travaillé. Le pharmacien remettait sa pelisse, me tendait cinq tomans que nous allions tantôt convertir en vodka et me quittait sur le seuil en soupirant : « Ah ! monsieur le professeur, quel hiver atroce, perdu, ici… dans le Tabriz. »

En vodka, en billets de cinéma Passage, toujours bondé parce qu’il y faisait chaud. Étrange local : des chaises de bois, un plafond bas, un large poêle chauffé au rouge, parfois plus brillant que l’écran. Et merveilleux public : des chats transis, des mendiants qui jouaient aux dames sous la veilleuse des lavabos, des gosses pleurant de sommeil, et un gendarme chargé d’assurer l’ordre au moment où on diffusait l’hymne national en projetant le portrait de l’Empereur, souvent la tête en bas.

[…]

Parfois, quand le spectacle était trop long, l’opérateur, pour en finir, augmentait la vitesse du film. L’histoire s’achevait à un rythme inquiétant : les caresses avaient l’air de claques, des impératrices en hermine dévalaient les escaliers. Le public occupé à rouler des cigarettes ou craquer des pistaches n’y voyait aucune objection.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 152.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
semblable

Mais qu’attendre précisément du spectacle et du théâtre quand ils ne veulent plus tromper le public, ou le trahir, mais ne demandent qu’à se retrouver en phase avec lui, qu’à faire cause commune avec ses supposés désirs livides de fraternité, de solidarité, d’égalité, de parité et de transparence ? Qu’attendre, en somme, de son semblable ? Qu’attendre de ce qui ne cherche même plus à établir avec vous et lui la moindre querelle, et encore moins l’envenimer ? Qu’attendre de ce qui ne veut, ou ne peut, même plus être désiré ? Qu’attendre de ce qui ne cherche même plus à vous séduire ? Qu’attendre de ce qui vous ressemble tant que c’en est dégoûtant ?

Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, p. 653.

David Farreny, 2 fév. 2008
glissé

Et, Pierre ne voulant ni prendre l’autoroute ni traverser Agen, nous sommes rentrés par des voies intéressantes et bizarres, dont n’apparaissaient clairement dans la nuit que les noms, de sorte qu’il faudra, pour en savoir plus, retourner à Bruch, au château de Saint-Loup, à Montagnac-sur-Auvignon ou à Moncaut, comme bien sûr à tout.

Ma mère a raison : même à cent ans nous ne faisons partout que des premières visites. Vivre, c’est reconnaître le terrain dans la nuit. Et le jour où nous pourrions enfin l’éprouver à loisir et dans la lumière, il a glissé, ou bien c’est nous.

Renaud Camus, « lundi 31 décembre 2007 », Une chance pour le temps. Journal 2007, Fayard, p. 495.

David Farreny, 15 janv. 2010
molle

riant à gorge déployée de cette plante molle qui croît dans un ventre et développe tardivement la charpente osseuse qui va la soutenir et l’articuler, tel un arbre qui commencerait par produire une nuée de feuilles vibrantes puis seulement accrocherait celle-ci à des branches attaché à un tronc enraciné dans le sol, et qui conserve à jamais de cette période où son corps levait comme une pâte susceptible d’adopter les formes les plus aberrantes de grandes dispositions pour l’effroi et ses terribles grimaces mais aussi le tourment perpétuel de l’hésitation, ce flottement dans les gestes, ce flou dans le regard, cette figure confuse, en permanence ces airs louches de voisin d’urinoir, riant de tout cela comme de toute chose, pour faire mes dents, sans doute

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 19.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
espérance

Ces longues journées de paix studieuse, de solitude, estompent l’indigence et l’amertume du présent, laissent remonter les heures lointaines où je vivais sans y songer, le temps inconcevable, désormais, de l’enfance, de la première adolescence. J’éprouvais, dès alors, des peines pareilles à celles d’aujourd’hui, une envie de crever à laquelle les années ultérieures n’ont pas tellement ajouté. Mais jamais plus je n’aurai de joies comparables à celles d’alors. C’est qu’elles étaient faites, pour l’essentiel, de l’espérance du bonheur, dont Rousseau dit qu’elle est tout le bonheur.

Pierre Bergounioux, « mercredi 19 février 2003 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 333.

David Farreny, 26 janv. 2012
heure

Ô heure merveilleuse, sérénité parfaite, jardin sauvage. Tu tournes le coin de la maison et, dans l’allée, la déesse du bonheur se hâte à ta rencontre.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 432.

David Farreny, 8 nov. 2012
dépris

Si connaître une chose consiste à en relever les contours, on voit quel bénéfice associé s’ensuit. Pour vaste et ramifiée qu’elle soit, elle finit forcément quelque part. Où cesse son empire, on peut commencer. J’ai pensé que si je comprenais pourquoi le séjour du pays natal me tirait vers les heures mortes, la tristesse, j’échapperais dans une certaine mesure à leur empire parce que je ne serais plus le même. Je ne subirais plus, par faute de distinguer. Je saurais. Je serais celui qui, pour comprendre, s’est mis à part, dépris.

Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, pp. 17-18.

David Farreny, 7 juin 2013

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