Jim

Bien sûr, à proprement parler, un poète, un romancier, n’est pas un personnage public, ni un potentat exotique, ni un amant international, ni une personne qu’on serait fier d’appeler Jim.

Vladimir Nabokov, Partis pris, Julliard, p. 179.

David Farreny, 14 avr. 2002
visages

Je ne savais vraiment plus comment étaient faits les traits de Gilberte sauf dans les moments divins où elle les dépliait pour moi : je ne me rappelais que son sourire. Et ne pouvant revoir ce visage bien-aimé, quelque effort que je fisse pour m’en souvenir, je m’irritais de trouver, dessinés dans ma mémoire avec une exactitude définitive, les visages inutiles et frappants de l’homme des chevaux de bois et de la marchande de sucre d’orge : ainsi ce qui ont perdu un être aimé qu’ils ne revoient jamais en dormant, s’exaspèrent de rencontrer sans cesse dans leurs rêves tant de gens insupportables et que c’est déjà trop d’avoir connus dans l’état de veille.

Marcel Proust, « Autour de Mme Swann », À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, p. 61.

Bilitis Farreny, 23 mai 2002
bonheur

Je sens que la nuit va être pénible, et dur le matin. Les murs ici sont en papier. Une voisine anglaise rit de bonheur chaque fois qu’elle ne tousse pas. Ma porte ferme mal. Elle est juste en face de l’escalier. On entendait tout à l’heure toutes les conversations du hall, et on les entendra dès sept heures du matin ; mais à ce moment-là, les camions qui tournent sous ma fenêtre, au sommet de la côte, m’auront déjà réveillé, si je suis arrivé à m’endormir ; etc., etc.

Je dois retrouver demain soir Dennis à Avallon.

Renaud Camus, « vendredi 18 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 52.

David Farreny, 30 juil. 2005
absolu

Il épouse la fille pour sa dot puis la mère pour l’héritage. Il s’éclaire la nuit avec les yeux des chats dont les peaux cousues couvrent son dos voûté sur l’ouvrage. Il n’est rien de sacré pour Dino Egger que le but absolu qu’il s’est fixé. Sa main plonge dans la sébile de l’aveugle – il a faim.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 95.

Cécile Carret, 18 fév. 2011
travail

La réponse est peut-être dans l’emblème du Kampuchea démocratique : deux rails de chemin de fer traversent des rizières, symétriques comme des parcelles de ciment. Une usine ferme l’horizon, avec ses toits en crémaillère et ses cheminées. Nulle échappée possible. En fait, les rails n’en sont pas, même s’il est impossible de ne pas y penser. Ce sont deux murets qui mènent à une digue. Et cette perspective vers l’usine est un canal d’irrigation, guidé vers un barrage. Le Kampuchea démocratique, c’est l’irrigation et l’usine : les paysans et les ouvriers.

Bien sûr, il s’agit d’un emblème de combat, un signe noir et volontaire, dans la tradition des affiches soviétiques. Tout commence par le travail et rien ne vaut que par lui. Aucun être. Aucun visage. Aucune joie. Même les tresses de blé sont des lauriers inquiétants.

Je suis frappé par une évidence : les lignes droites ne disent pas : Nous rêvons d’atteindre cet horizon. C’est notre grand soir. Elles disent : Il n’y a qu’une voie, il n’y a qu’une destination : c’est un bâtiment industriel dont s’échappe la fumée. Comment ne pas penser à l’enfermement et à la destruction ? Pour moi, ce sceau signifie : il faudra sarcler, piquer, repiquer, tremper, sécher, battre, forger, usiner, fondre bien des hommes pour que ce monde advienne.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 104.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
désenchanteresse

L’éventualité de partir jette une clarté désenchanteresse sur l’histoire à laquelle je me suis trouvé mêlé. Sans doute fallait-il la juger importante lorsqu’elle était en cours. Elle devient singulièrement insignifiante quand elle semble pour s’achever.

Pierre Bergounioux, « vendredi 25 décembre 2009 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 1095.

David Farreny, 26 fév. 2012
cherche

Le châtiment de celui qui se cherche est qu’il se trouve.

Nicolás Gómez Dávila, Scolies à un texte implicite (2), p. 68.

David Farreny, 26 mai 2015
descente

Depuis le hublot de l’avion, les choses de ce monde te paraissent minuscules, dérisoires. Puis l’appareil amorce sa descente et tu redeviens peu à peu un gros con mesquin.

Éric Chevillard, « jeudi 7 mai 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 1er juin 2015
au-dessous

Je ne sais si c’est un effet subtil de lumière, un bruit vague, le souvenir d’une odeur, ou une musique résonnant sous les doigts de quelque influence extérieure, qui m’a apporté soudain, alors que je marchais en pleine rue, ces divagations que j’enregistre sans hâte, tout en m’asseyant dans un café, nonchalamment. Je ne sais trop où j’allais conduire ces pensées, ni dans quelle direction j’aurais aimé le faire. La journée est faite d’une brume légère, humide et tiède, triste sans être menaçante, monotone sans raison. Je ressens douloureusement un certain sentiment, dont j’ignore le nom ; je sens que me manque un certain argument, sur je ne sais quoi ; je n’ai pas de volonté dans les nerfs. Je me sens triste au-dessous de la conscience. Si j’écris ces lignes, à vrai dire à peine rédigées, ce n’est pas pour dire tout cela, ni même pour dire quoi que ce soit, mais uniquement pour occuper mon inattention. Je remplis peu à peu, à traits lents et mous d’un crayon émoussé (que je n’ai pas la sentimentalité de tailler), le papier blanc qui sert à envelopper les sandwiches et que l’on m’a fourni dans ce café, parce que je n’avais pas besoin d’en avoir de meilleur et que n’importe lequel pouvait convenir, pourvu qu’il fût blanc. Et je m’estime satisfait. Je m’adosse confortablement. C’est la tombée du jour, monotone et sans pluie, dans une lumière à la tonalité morose et incertaine… Et je cesse d’écrire, simplement parce que je cesse d’écrire.

Fernando Pessoa, « 8. Haussement d'épaules », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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