Il avait meublé son deux pièces — au prix, inévitablement, de certaines choses essentielles — avec un certain luxe, quoique approximatif. Il apportait un soin tout particulier aux sièges — des fauteuils profonds et moelleux —, aux rideaux et aux tapis. Il assurait avoir ainsi créé un intérieur « qui garantisse la dignité de son ennui ». Dans une pièce de style moderne l’ennui devient inconfort, souffrance physique.
Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 36.
Et tout le temps que durerait son long retour, quatorze stations et deux changements, le métro lui paraîtrait plus sale, plus déprimant que jamais, quel que fût le zèle des services de nettoiement. On sait bien qu’au départ, point d’histoire, le carrelage immaculé du réseau, calqué sur celui des cliniques, avait pour but d’affaiblir sinon d’annuler les idées inquiétantes injectées par la profondeur — obscurité, moiteur, miasmes, humidité, maladies, épidémies, effondrements, rats — en déguisant ce terrier en impeccable salle de bains. Sauf qu’on aboutissait à l’effet inverse. Car il existe une malédiction des salles de bains. Une salle de bain un peu sale a toujours l’air plus sale que n’importe quelle non-salle de bains beaucoup plus sale. C’est qu’il suffit d’un rien sur une étendue blanche, banquise ou drap, d’un minuscule détail suspect pour que tout vire, comme il suffit d’une mouche pour que tout le sucrier soit en deuil. Rien n’est triste comme un cerne entre deux carreaux blancs, comme du noir sous les ongles, du tartre sur les dents. Rentré chez lui, Max n’aurait même plus à cœur d’aller prendre une douche.
Jean Echenoz, Au piano, Minuit, p. 76.
La régression temporelle ne peut que nous révéler une éternité antérieure dont absolument rien n’a pu être absent ; car nous ne pouvons pas concevoir que l’éternité qui nous suivra puisse réaliser quoi que ce soit de plus que la première.
Emil Cioran, « Maurice Maeterlinck », Solitude et destin, Gallimard, p. 265.
Dans le temps, fleur aveugle,
tu t’accrois en nous, avec
le don du silence, avec tout ce qui excède
Nos paroles et qui en elles t’appartient,
ô Mort, sœur difficile !, ô institutrice !
chienne mentale !
Lionel Ray, Syllabes de sable, Gallimard, p. 255.
Or à jamais tu dormiras,
Cœur harassé. Mort est le dernier mirage,
Que je crus éternel. Mort. Et je sens bien
Qu’en nous des chères illusions
Non seul l’espoir, le désir est éteint.
Dors à jamais. Tu as
Assez battu. Nulle chose ne vaut
Que tu palpites, et de soupirs est indigne
La terre. Fiel et ennui,
Non, rien d’autre, la vie ; le monde n’est que boue.
Or calme-toi. Désespère
Un dernier coup. À notre genre le Sort
N’a donné que le mourir. Méprise désormais
Toi-même, la nature, et la puissance
Brute inconnue qui commande au mal commun,
Et l’infinie vanité du Tout.
Giacomo Leopardi, « À soi-même », Chants, Flammarion, p. 201.
La chaleur croît très vite à mesure que je descends. Je contourne Brive pour attraper l’A20, traverse la Dordogne à Souillac, oblique après Payrac pour marcher sur Gourdon. Agité par toutes sortes d’émotions contraires, le chagrin mais aussi les joies anachroniques, océaniques dont ce pays est à jamais, pour moi, la demeure. J’atteins Frayssinet-le-Gélat, poursuis en direction de Fumel, par la vallée de la Thèze, reconnais, après quatre kilomètres, La Remise et prends à droite pour traverser Cassagnes. Comme chaque fois, mon cœur s’arrête. La magique lumière de l’origine est toujours répandue sur ce hameau. Les choses inchangées, fidèles me rendent quelque chose de la foi intacte, aveugle, que je leur ai donnée, en naissant. Je tourne à l’embranchement de la maison rose, devant le petit muret arrondi de pierre sèche, qui est comme la borne de l’éternité.
Pierre Bergounioux, « lundi 5 juillet 2004 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 495.
Les oiseaux braillent si fort, et parmi eux des chieurs, des lâcheurs de fientes, même en plein vol, qu’il les entend à l’intérieur de l’habitacle pourtant toutes glaces levées.
Il baisse la sienne.
Il les entend nettement plus fort.
Vous êtes sûr ? m’écrit un lecteur.
Échange de courrier.
Bon, allez, faut avancer, se dit-il.
Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 25.
Il y avait ce jeune aurivergiste à cheval avec sa belle blonde, descendus déjeuner sous la paillotte où se retrouvent les membres des tribus les plus illustres de Rouen. Je n’ai rien contre la réussite matérielle. Si elle a tant de succès, c’est qu’elle plaît, et j’admets très bien que d’autres trouvent leur compte dans la possession d’objets chers sans se tromper plus que moi sur le sens de la vie. Mais prenons ce cas précis : cet homme possède un cheval, et un beau. Vous déplacer à cheval est plus confortable, va plus vite et vous confère généralement une image plus valorisante que vous déplacer à pied. Avoir une belle femme à son bras, de même, est plus satisfaisant que sortir avec une laide. Peu importe, je me demande : quand il arrête de paraître et qu’il retrouve sa blonde dans l’intimité, que se disent-ils, que partagent-ils de si intéressant, de plus intéressant que la plupart des gens ? Que moi ? Leur apparence doit perdre de sa superbe. Ils échangent des propos moins brillants. La platitude les écrase jour après jour jusqu’à la nausée. Salauds. Allez crever !
Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 80.
Lorsqu’il se servait de sa raison, on eût dit un droitier contraint d’utiliser sa main gauche.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 129.
Il me montra avec fierté ses magnifiques toilettes tout en azulejos, robinetterie d’or, cuvette de marbre et lunette en acajou. Mais mes goûts sont frugaux sans doute et l’envie de chier ne me vint pas.
Éric Chevillard, « dimanche 4 octobre 2015 », L’autofictif. 🔗
Il est seul, abandonné des anciennes classes et des nouvelles. Sa chute est d’autant plus grave qu’il vit aujourd’hui dans une société où la solitude elle-même, en soi, est considérée comme une faute. Nous acceptons (c’est là notre coup de maître) les particularismes, mais non les singularités ; les types, mais non les individus. Nous créons (ruse géniale) des chœurs de particuliers, dotés d’une voix revendicatrice, criarde et inoffensive. Mais l’isolé absolu ? Celui qui n’est ni breton, ni corse, ni femme, ni homosexuel, ni fou, ni arabe, etc. ? Celui qui n’appartient même pas à une minorité ? La littérature est sa voix, qui, par un renversement “paradisiaque”, reprend superbement toutes les voix du monde, et les mêle dans une sorte de chant qui ne peut être entendu que si l’on se porte, pour l’écouter, très au loin, en avant, par-delà les écoles, les avant-gardes, les journaux et les conversations.
Roland Barthes, Sollers écrivain, Seuil.