preuve

Plus haut, sur le plateau, là d’où l’on voit le clocher de Plieux, le moulin de Rochegude, les cyprès en bouquet de Saint-Créac, jaillis en île des Morts de l’étroit cimetière, au-dessus de toute la Gascogne, plus haut les allées sont plus blanches, à mesure qu’elles s’approchent du château : plus sableuses, et leurs courbes plus lentes, plus nobles, plus amoureuses d’une lumière plus heureuse. On sent qu’il doit y avoir du bonheur sans nous, dans les entours de ce lierre, de cette grille, de cette cour d’honneur et de ce grand espace à découvert. Par les belles après-midi d’octobre, et de novembre encore, tout est silence et soleil pâle, le long du jardin potager ; en ces parages règne un ordre sans preuve, et l’on se dit que la vie n’est pas plus vraie, pas plus drue, pas plus exacte en ses rendez-vous, dans les lieux de la terre où son cœur bat plus vite, apparemment, dans les ateliers d’artistes, au creux des métropoles de l’esprit, dans les salles de concert quand le chef vient de lever sa baguette, au bord des piscines des plus beaux êtres de ce monde.

Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., pp. 19-20.

David Farreny, 23 mars 2002
institutrice

Dans le temps, fleur aveugle,

tu t’accrois en nous, avec

le don du silence, avec tout ce qui excède

Nos paroles et qui en elles t’appartient,

ô Mort, sœur difficile !, ô institutrice !

chienne mentale !

Lionel Ray, Syllabes de sable, Gallimard, p. 255.

David Farreny, 27 août 2006
procès

Toute conscience, Husserl l’a montré, est conscience de quelque chose. Cela signifie qu’il n’est pas de conscience qui ne soit position d’un objet transcendant, ou, si l’on préfère, que la conscience n’a pas de « contenu ». Il faut renoncer à ces « données » neutres qui pourraient, selon le système de références choisi, se constituer en « monde » ou en « psychique ». Une table n’est pas dans la conscience, même à titre de représentation. Une table est dans l’espace, à côté de la fenêtre, etc. L’existence de la table, en effet, est un centre d’opacité pour la conscience ; il faudrait un procès infini pour inventorier le contenu total d’une chose. Introduire cette opacité dans la conscience, ce serait renvoyer à l’infini l’inventaire qu’elle peut dresser d’elle-même, faire de la conscience une chose et refuser le cogito. La première démarche d’une philosophie doit donc être pour expulser les choses de la conscience et pour rétablir le vrai rapport de celle-ci avec le monde, à savoir que la conscience est conscience positionnelle du monde. Toute conscience est positionnelle en ce qu’elle se transcende pour atteindre un objet, et elle s’épuise dans cette position même.

Jean-Paul Sartre, « Le cogito “préréflexif” et l’être du “percipere” », L’être et le néant, Gallimard, pp. 17-18.

David Farreny, 11 oct. 2008
inventaire

C’est ce qui explique cette vérité reconnue par tous, qu’on peut devenir de mauvaise foi à force d’être sincère. Ce serait, dit Valéry, le cas de Stendhal. La sincérité totale et constante comme effort constant pour adhérer à soi est, par nature, un effort constant pour se désolidariser de soi ; on se libère de soi par l’acte même par lequel on se fait objet pour soi. Dresser l’inventaire perpétuel de ce qu’on est, c’est se renier constamment et se réfugier dans une sphère où l’on n’est plus rien, qu’un pur et libre regard. La mauvaise foi, disions-nous, a pour but de se mettre hors d’atteinte, c’est une fuite. Nous constatons, à présent, qu’il faut user des mêmes termes pour définir la sincérité. Qu’est-ce à dire ?

Jean-Paul Sartre, « Les conduites de mauvaise foi », L’être et le néant, Gallimard, p. 102.

David Farreny, 11 oct. 2008
confettis

Adorer un seul Dieu, ne servir qu’un seul Prince. Or l’amour de la culture aussi est un monothéisme. À l’école, on appelait cet Universel la culture « générale ». Et l’on apprenait que le passage du polythéisme au monothéisme avait été décisif. La loi du Père contre la pullulation des idoles.

Que dire alors du chemin inverse ? Atomisée, pulvérisée, « éclatée », « explosée », la culture ne cesse de retomber en cotillons et confettis. On dit désormais « culture » pour dire la petite religion du local, le triomphe de la proximité, le goût du particulier, le denier du culte, le chatouillis idiosyncrasique, le jargon de la secte, le verlan des banlieues, l’habitus domestique, la manie du quidam, la dévotion du gri-gri, la prière aux lares, l’islamo-bouddhisme en dix leçons, le port du pantalon effrangé, l’araignée dans le plafond, l’exotisme culinaire, l’apprentissage des patois disparus, le double anneau dans le nez, les sports de l’extrême, l’exhibition de l’unicum anatomique, la fièvre obsidionale, Proust en trois cents mots, le règlement d’entreprise, le grillon du foyer, la lecture pour illettrés, le musée pour aveugles, le vu à la télé, le Campus pour tous et le voyage aux îles…

Au nom de l’Autre, mais non d’autrui, la culture de proximité, non du prochain, avec son tutoiement obligatoire, soumet chacun, non sans hargne, à la singularité linguistique, à la particularité ethnique, à l’entomologie vestimentaire, à la tératologie physiologique, à l’idiotisme psychologique, à la marginalité comportementale, au vocabulaire inouï, aux syntaxes extravagantes, aux décibels d’enfer. À chacun sa culture, donc, collages saugrenus de débris, de vestiges, de fonds de pot ou de tiroir, mœurs de flibustiers pullulant autour d’un naufrage.

Jean Clair, « La culture du ministère », Journal atrabilaire, Gallimard, pp. 72-73.

David Farreny, 21 mars 2011
non-conformisme

Ma mère avait un très grand charme et savait attirer les sympathies des gens les plus divers et les plus opposés. Les distinctions sociales, si tranchées et si violentes à cette époque, ne jouaient pour elle aucun rôle, ce qui scandalisait sa bourgeoise famille. De plus, elle savait très bien raconter et il lui arrivait toujours quelque chose. Jamais elle ne revenait de quelque part, fût-ce de la maison voisine, sans avoir remarqué quelque chose de curieux ou d’intéressant, elle savait lier connaissance comme personne et elle avait ce don très rare de se mettre immédiatement dans l’imaginaire de son interlocuteur et de le comprendre par l’intérieur. Ce don de compréhension lui rendait toute forme de hiérarchie absurde et illusoire. C’est aussi la raison pour laquelle, sur le plan politique, elle fut toujours en opposition avec mon conservateur de père.

Sur bien des plans, les dons de ma mère étaient assez exceptionnels, son jugement littéraire et artistique toujours très sûr, mais elle était incapable de toute concentration prolongée et allait sans cesse d’un sujet à un autre. Pianiste extrêmement douée, elle arrivait à impressionner même des musiciens professionnels de passage, mais au bout d’un quart d’heure elle fermait son piano et passait à autre chose.

Toute sa vie se déroula ainsi, dans l’alternance entre dépressions profondes et états d’exaltation et d’enthousiasme, ne finissant rien de ce qu’elle avait mis en train. Rien ne la laissait indifférente, elle s’intéressait à tout et remarquait tout. S’il n’y avait eu ses dépressions, chaque fois plus profondes, elle aurait rempli son entourage de joie de vivre car elle savait ouvrir à chacun des perspectives et des possibilités insoupçonnées…

Elle était totalement dépourvue de préjugés et n’était sensible qu’au charme des gens, à leur personnalité propre ; à l’aise avec tout le monde, elle fréquentait aussi bien les ministres que les ouvriers du quartier ou les bohémiens du coin. Un de mes souvenirs d’enfance, c’est l’intérieur d’une roulotte, peinte en vert, posée au bord d’une prairie. Sortir de ce petit espace cubique et se retrouver dans l’immensité de la plaine, c’était chaque fois une aventure. Entourée par le dehors de toutes parts, elle formait à l’intérieur d’elle-même une véritable petite pièce avec rideaux, table, chaises et lits. La table était recouverte d’une toile cirée, à damiers rouges et roses, usée là où se posaient les coudes. Ma mère y allait jouer au 66 avec son amie la bohémienne qui un jour était venue lui vendre des paniers. Elle m’emmenait avec elle, ce qui scandalisait mon père, enfermé dans les préjugés de caste de son temps.

Il y a avait chez ma mère un non-conformisme frappant, avec elle, je le remarquai — enfant —, rien n’était comme avec tout le monde. Pour aller quelque part, elle ne prenait pas forcément le chemin le plus habituel ou le plus court, mais faisait un détour si un détail quelconque la surprenait à quelque distance. Une fumée à l’horizon, et il fallait la retenir pour qu’elle n’y aille pas voir ; dans les boutiques, elle se glissait parfois derrière le comptoir pour aller voir des fleurs qu’elle avait aperçues à travers la porte vitrée. Chez le médecin, elle ne passait jamais par la salle d’attente, mais allait droit à la porte du cabinet. Partout elle arrivait au tout dernier moment et le train dut l’attendre plus d’une fois.

Elle savait donner à toute chose une apparence autre, elle voyait des détails qui modifiaient l’ensemble de ce qu’on regardait. Une fleur, une feuille, un rayon de soleil sur un toit, une cheminée derrière un arbre. Elle savait enrichir le regard d’un enfant.

Dans la forêt – et celle-ci s’ouvrait à quelques pas de la maison –, elle ne prenait pas les sentiers, mais coupait à travers bois, elle marchait à l’aventure et trouvait naturellement l’étang, l’arbre à deux troncs ou la ruine que personne n’avait encore remarqués, pas même mon père, qui pourtant avait l’œil. Elle ramassait des fleurs des bois pour en faire d’étonnants bouquets que ses visiteurs croyaient composés par quelque grand fleuriste. Elle engageait la conversation, tout de suite animée, avec le premier passant venu et arrivait à aller chez les gens rien que parce qu’elle était curieuse de leur intérieur, où avec la plus grande sincérité elle trouvait tout ravissant.

Jamais elle ne parlait de ce qu’elle avait vu avec malveillance, mais racontait, comme si elle revenait de voyage et avait découvert un pays inconnu.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 55.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
favorable

Le bonheur d’une expression vaut tout autant qu’une pensée heureuse, puisqu’il est presque impossible de se bien exprimer sans mettre en favorable lumière ce qu’on exprime.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 270.

David Farreny, 13 janv. 2015
acteurs

De tous les moyens qu’utilisent nos contemporains pour nous assommer, le plus efficace est de s’étendre sur ce qu’ils font dans la vie. Ils cherchent à témoigner ainsi du fait qu’ils ont une existence sociale, qu’ils jouent un rôle dans l’économie, l’éducation, la culture, le sport, bref, que ce sont des acteurs – et cela les rassure comme des enfants qui chantent dans le noir pour conjurer leur frayeur. En attendant, ils nous assomment.

Frédéric Schiffter, « épilogue », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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