voyager

Je suis persuadé que n’importe quelle table peut être pour chacun de nous un pays aussi vaste que toute la chaîne des Andes, et pour cette raison — tout lieu en valant à mes yeux tout autre — je ne vois pas de grande utilité à voyager. Je dois dire que j’ai toute ma vie beaucoup aimé les tables.

Jean Dubuffet, « Tables paysagées, paysages du mental, pierres philosophiques », Prospectus et tous écrits suivants (2), Gallimard, p. 81.

Bilitis Farreny, 21 mars 2002
horizon

Les Arpèdres sont les hommes les plus durs et les plus intransigeants qui soient, obsédés de droiture, de droits et plus encore de devoirs. De traditions respectables, naturellement. Le tout sans horizon.

Têtes têtues de bien-pensants, poussant en maniaques les autres à s’amender, à avoir le cœur haut.

Quelle inondation de joie chez tous leurs voisins quand une guerre générale leur fut déclarée, guerre injuste entre toutes !

Henri Michaux, « Voyage en Grande Garabagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 44.

David Farreny, 13 avr. 2002
fin

Quand tout se confond sous la neige et semble mort, qu’on pressent le fin mot de l’affaire et celui de la fin — à savoir qu’on est sur les mauvaises terres que le jeu de forces aveugles, des fatalités statistiques, la pression démographique et la rente différentielle, peuplent et désaffectent alternativement, livrent aux bois, aux hommes et puis aux bois —, un filet de fumée bleue s’élève du toit duveteux, immaculé.

Pierre Bergounioux, Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 98.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
sérieux

Étrange, ce gauchissement de toute formule sitôt qu’elle est confrontée avec la vie. Si grande soit-elle, une philosophie, plus elle est proche de la vie, plus son ridicule — par une sorte de feinte, de cabriole démoniaque — s’affirme considérable : on met alors droit dans le mille et il a nom « bêtise ». C’est avec effroi qu’on s’aperçoit que plus c’est sérieux, moins c’est sérieux.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, pp. 400-401.

David Farreny, 12 mars 2008
proclivités

Quand ça me prend de circuler au creux des vagues

de gens chargés d’une journée de travail nul

et que je scrute chaque face pour trouver

je ne sais quel message en ces regards d’adultes

alors comme tant d’obsédés qu’on voit toujours

s’arrêter dans la foule grise dans la foule

molle bouffer avidement des yeux l’objet

précis qu’une vie tordue leur présente inlas-

sablement aux proclivités de leur désir

comme eux je m’arrête moi aussi et je plante

mon esprit dans le corps des enfants insouciants

car seulement en eux je vois que ça peut être

tellement beau la condition humaine ou bien

que ce serait tellement frais si je pouvais

me saisir de ces vies pour les humer de près.

Mais le jour peu à peu se dilue dans la brume :

il ne me reste de la rue que le bitume.

William Cliff, « La rue », Marcher au charbon, Gallimard, p. 26.

David Farreny, 4 sept. 2009
oh

Oh, les romans-feuilletons, les romans-feuilletons ! Récemment, on a pu lire en plein milieu d’un texte cette formulation minable : « … tel un lion, lentement il tourna sa tête… » – le lendemain on aurait dit qu’une bonne moitié des passagers avait le torticolis ; ils battaient des paupières et ronflaient avec un air de dédain et comme au ralenti. Et ce même jour, les jeunes filles aussi on ne savait plus par quel bout les prendre ; elles semblaient toutes avoir oublié leur mouchoir, et nous les hommes, elles nous transperçaient de regards on ne peut plus insolents. J’appris seulement par la suite qu’il était écrit au même moment dans la gazette concurrente : « … elle renifla avec insolence… »

Arno Schmidt, « Que dois-je faire ? », Histoires, Tristram, p. 76.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
étincelle

Que des bonnes questions, aucune réponse. Il faudrait que je m’astreigne à des mois — des années ! — de diète de lecture, que je trouve la force de me soustraire à la stérile intelligence des livres… pour que jaillissant de moi ou du ciel, de la terre ou du sang, ou même de nulle part, une étincelle annihile à jamais toute question et toute réponse.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 58.

David Farreny, 27 juin 2010
factice

Je ne peux que constater, par exemple au supermarché où je vais sur ordre de Mme Ambrunaz acheter mes lentilles, cette comédie des paniers remplis de camemberts rustiques et de confitures cuites au chaudron, celui-ci d’un saucisson artisanal, celui-là de crèmes battues par la laitière de Vermeer, de tout ce qui en somme, bien que droit sorti d’une usine et susceptible de figurer un jour ou l’autre sur la liste des produits au rappel, porte la marque d’une nostalgie passée au lecteur de codes-barres et me paraît chaque fois témoigner de cet anxieux désarroi collectif qui trouverait son factice apaisement dans les choses d’un passé qu’opportunément on exhume.

Véronique Bizot, Mon couronnement, Actes Sud, pp. 80-81.

Élisabeth Mazeron, 29 juin 2010
sodium

Sublime abstraction du paysage.

COURTENAY — AUXERRE NORD.

Nous approchons des contreforts du Morvan. L’immobilité, à l’intérieur de l’habitacle, est totale. Béatrice est à mes côtés. « C’est une bonne voiture », me dit-elle.

Les réverbères sont penchés dans une attitude étrange ; on dirait qu’ils prient. Quoi qu’il en soit, ils commencent à émettre une faible lumière jaune orangé. La « raie jaune du sodium », prétend Béatrice.

Déjà, nous sommes en vue d’Avallon.

Michel Houellebecq, Le sens du combat, Flammarion, p. 61.

David Farreny, 26 avr. 2012
encycliques

Il m’a dit : « Mon père est curé, mon oncle est maître d’école, mes frères et sœurs sont tous installés à Java. » Voilà un curé qui n’a pas lu un certain nombre d’encycliques. M’a raconté qu’aux Célèbes les pêcheurs vont à la messe couverts d’amulettes. Il parle parfaitement l’anglais et le hollandais. Il passe littéralement sa vie en train pour inspecter je ne sais quoi. De petits télégrammes le suivent de station en station : « Vous avez oublié vos pantoufles dans l’express de Malang », « J’ai des fruits frais pour vous, où dois-je les envoyer ? », etc.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 118.

Cécile Carret, 28 juin 2012
heure

Ô heure merveilleuse, sérénité parfaite, jardin sauvage. Tu tournes le coin de la maison et, dans l’allée, la déesse du bonheur se hâte à ta rencontre.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 432.

David Farreny, 8 nov. 2012
élu

Mais cela n’était possible qu’avec de la distance, et nous dilapidâmes cette distance si nécessaire, moi peut-être dans l’exubérance du réveil, et lui peut-être dans l’exubérance d’une découverte dont il n’avait pas osé rêver jusque-là. Mais peut-être était-ce aussi que je ne supportais pas, à la longue, de me croire élu. J’étais littéralement contraint à détruire l’image qu’il s’était faite de moi, aussi conforme qu’elle fût à mon intériorité la plus profonde. Je voulais sortir de son champ de vision. J’avais la nostalgie de la vie cachée que j’avais menée les seize années précédentes, dissimulé dans la lointaine cavité bleue de mon pupitre où personne ne pouvait avoir aucune opinion de moi, aussi haute qu’elle fût – et justement mieux et plus agréablement cachée que jamais, maintenant que quelqu’un m’avait de si près connu. Passer, au-delà d’un instant précis, pour un modèle ou même une merveille, et non pas aux yeux des autres, mais à ses propres yeux, c’est ce qui était insupportable ; j’étais emporté par le désir de disparaître dans les contradictions.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 33.

Cécile Carret, 3 août 2013
post-it

Puis nous levons le nez et il nous apparaît que tout notre avenir tient sur quelques post-it collés sur un mur.

Éric Chevillard, « lundi 26 mai 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 13 sept. 2014
agression

Cioran raconte – peut-être l’ai-je rêvé – qu’un moine d’Égypte, après quinze ans de solitude complète, reçut de ses parents et de ses amis tout un paquet de lettres. Il ne les ouvrit pas, il les jeta au feu pour échapper à l’agression des souvenirs. Il convient de s’évader de sa propre histoire. Celui qui n’a brisé aucun lien est un esclave qui mérite d’être traité comme tel.

Roland Jaccard, « 24 mai 2020 », Le billet du vaurien. 🔗

David Farreny, 24 fév. 2024

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