voyager

Je suis persuadé que n’importe quelle table peut être pour chacun de nous un pays aussi vaste que toute la chaîne des Andes, et pour cette raison — tout lieu en valant à mes yeux tout autre — je ne vois pas de grande utilité à voyager. Je dois dire que j’ai toute ma vie beaucoup aimé les tables.

Jean Dubuffet, « Tables paysagées, paysages du mental, pierres philosophiques », Prospectus et tous écrits suivants (2), Gallimard, p. 81.

Bilitis Farreny, 21 mars 2002
tripes

Verrues sur les doctrines

tripes sur les doctrines

crachats sur les doctrines

Henri Michaux, « Ratureurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 422.

David Farreny, 22 juin 2002
secret

Mais on ne peut pas être indiscret avec moi, sauf en m’imposant ses propres discours, sa propre musique, ses propres bruits. Je n’ai pas de secrets et je m’en félicite tous les jours. Je trouve que rien n’est ennuyeux comme les secrets. Je respecte ceux des autres, puisqu’ils sont aux autres. Mais je ne les estime pas.

Rien ne serait épouvantable, cela dit, comme une société où les secrets seraient interdits. Le mépris du secret est une règle morale, et personnelle, nullement un impératif social…

Renaud Camus, « jeudi 26 janvier 1995 », La salle des pierres. Journal 1995, Fayard, p. 60.

Élisabeth Mazeron, 5 sept. 2003
condamné

Je me souviens d’un soir, il pouvait être vingt-deux heures, nous étions une dizaine réunis dans un bar et tous parlaient avec animation des mérites de différentes boîtes, les unes plus house, d’autres plus trance. Depuis dix minutes j’avais horriblement envie de leur dire que je voulais, moi aussi, entrer dans ce monde, m’amuser avec eux, aller jusqu’au bout de la nuit ; j’étais prêt à les implorer de m’emmener. Puis, accidentellement, j’aperçus mon visage se reflétant dans une glace, et je compris. J’avais la quarantaine bien sonnée ; mon visage était soucieux, rigide, marqué par l’expérience de la vie, les responsabilités, les chagrins ; je n’avais pas le moins de monde la tête de quelqu’un avec qui on aurait pu envisager de s’amuser ; j’étais condamné.

Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, p. 317.

Élisabeth Mazeron, 9 nov. 2005
exclure

Je sais à quoi je ressemble et, sans me cacher, je m’efforce d’être discret, m’exposant le moins possible, choisissant la pénombre au lieu du plein soleil. C’est pourquoi la vue d’un mongolien sur une plage ou dans un restaurant me scandalise, non parce que, trouvant plus disgracié que moi, j’aurais ainsi l’occasion d’atténuer par contraste ma laideur ou de me sentir vengé, mais parce que m’exaspère le larmoyant souci de ne pas exclure, lequel n’est que l’ancestrale peur des gueux, des réprouvés, des maudits, c’est-à-dire une manière de refuser de voir et de nommer le monde.

Richard Millet, Le goût des femmes laides, Gallimard, p. 73.

David Farreny, 24 fév. 2006
Elseneur

Cueille ce triste jour d’hiver sur la mer grise…

Te souviens-tu de Marienlyst ? (Oh, sur quel rivage,

Et en quelle saison sommes-nous ? je ne sais.)

On y va d’Elseneur, en été, sur des pelouses

Pâles ; il y a le tombeau d’Hamlet et un hôtel

Éclairé à l’électricité, avec tout le confort moderne.

C’était l’été du Nord, lumineux, doux voilé.

Souviens-toi : on voyait la côte suédoise, en face,

Bleue, comme ce profil lointain de l’Italie.

Oh ! aimes-tu ce jour autant que moi je l’aime ?

Cueille ce triste jour d’hiver sur la mer grise…

Oh ! que n’ai-je passé ma vie à Elseneur !

Le petit port danois est tranquille, près de la gare,

Comme le port définitif des existences.

Vivre danoisement dans la douceur danoise

De cette ville où est un château avec des dômes en bronze

Vert-de-grisés ; vivre dans l’innocence, oui,

De n’importe quelle petite ville, quelque part,

Où tout le monde serait pensif et silencieux,

Et où l’on attendrait paisiblement la mort.

Valery Larbaud, « Poésies de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 62.

David Farreny, 1er avr. 2007
s’abîme

Après la fournaise de la route Salonique-Alexandropolis, le bonheur que c’est de s’asseoir devant une nappe blanche, sur ce petit quai aux pavés lisses et ronds. Pendant un instant, les poissons frits brillent comme des lingots dans nos assiettes, puis le soleil s’abîme derrière une mer violette en tirant à lui toutes les couleurs.

Je pense à ces clameurs lamentables qui dans les civilisations primitives accompagnaient chaque soir la mort de la lumière, et elles me paraissent tout d’un coup si fondées que je me prépare à entendre dans mon dos toute la ville éclater en sanglots.

Mais non. Rien. Ils ont dû s’y faire.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 89.

Cécile Carret, 8 sept. 2007
erratique

La route, elle aussi, étroite, bleue, brillante de glace, tourne sans rime ni raison là où elle pourrait filer droit et prend par la plus forte pente les tertres qu’elle devrait éviter. Elle n’en fait qu’à sa tête. Le ciel, gouverné par vent d’ouest, vient de faire sa toilette, il est d’un bleu dur. Le froid – moins quinze degrés – tient tout le paysage comme dans un poing fermé. Il faut conduire très lentement ; j’ai tout mon temps.

[…]

Par la fenêtre, je vois un couple de faisans picorer sur la route qui brille de tous ses lacets inutiles. Quand je lui ai demandé la raison de ce tracé erratique, il m’a répondu qu’ici, autrefois, les chemins étaient empierrés par les femmes qui n’aimaient pas que le vent les décoiffe ; quand il tournait, elles en faisaient autant. Cette explication m’a entièrement satisfait.

Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot & Rivages, p. 11.

Cécile Carret, 4 fév. 2008
moral

Il faut profiter, pour respirer une dernière fois, du jeu entre les nations, de la maladresse des administrations, pour lesquelles des frontières existent encore. Bientôt, ce sera le règne des ordinateurs interchangeables, un immense réseau moral d’interpolices.

Paul Morand, « 24 janvier 1969 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 137.

David Farreny, 25 mai 2009
temps

Il nous reste si peu de temps qu’il nous faut aller lentement.

Helmut Lachenmann.

David Farreny, 27 mars 2010
impatience

L’impatience, qui ne serait que le désir d’être ailleurs, connaît deux règnes de natures peu comparables. L’aiguillon de l’un, le désir, tous les désirs, induisent une impatience réactive qui peut saisir et compromettre des instants ou des actions très courtes — être mal ici, parce qu’on pourrait être mieux ailleurs (K. hier pendant la Sixième de Bruckner à Pleyel). Vouloir être ailleurs, transposé à grande échelle, vouloir être un autre, et peut-être, dans une version adoucie, se contenter de seulement vouloir être un autre, implique une résignation qui est le deuxième règne de l’impatience, et, sans doute, son retournement. Le désir impatient, son temps serré est d’essence occidentale ; la patience de l’impatience, son temps lâché, d’essence orientale.

Gérard Pesson, « vendredi 20 septembre 1996 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 246.

David Farreny, 27 mars 2010
bonheur

Notre grade ne nous autorise pas à satisfaire à des demandes du genre de celles dont il s’agit dans ces cas-là, mais la présence de cette partie nocturne fait croître en quelque sorte nos pouvoirs officiels, nous promettons des choses qui ne sont pas de notre ressort, pis même, nous promettons de tenir nos promesses. La partie nous arrache, la nuit, comme le brigand au coin du bois, des sacrifices dont nous ne serions jamais capables à l’ordinaire : soit, il en va ainsi tant que le plaignant est là, tant que sa présence nous fortifie, nous contraint, nous excite ; que se passera-t-il quand il sera parti, repu, et inconscient, nous laissant seuls et sans défense en face de notre abus de pouvoir ? Je n’ose y penser. Et cependant nous sommes heureux. Ah ! que le bonheur peut ressembler au suicide !

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 763.

David Farreny, 24 oct. 2011
doute

J’entraîne Mam en promenade, par la rue Basse, le boulevard du Salan, la rue Blaise-Raynal. Partout veillent les souvenirs, les premiers, ceux, miraculeux, de l’enfance, lorsque le tragique de la vie, la désespérance et la douleur nous sont épargnés. Ce sont les parties hautes des façades, vers lesquelles on lève rarement les yeux, qui conservent et me rappellent les jours abolis, le temps magique et bref où j’ai vécu au présent, le bonheur qu’il y avait à être avant qu’un doute affreux ne me vienne, qui ne m’a plus quitté. Mam marche à petits pas glissés, parle, sans se soucier de savoir si je peux l’entendre, du passé, de ses grands-parents. Depuis quatre ans, elle a déserté le présent. Et j’en suis là, aussi. Tout mon bonheur était dans l’espérance et il n’est plus temps.

Pierre Bergounioux, « jeudi 1er novembre 2007 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 803.

David Farreny, 15 fév. 2012
rapports

Qu’il faille s’aimer beaucoup, s’adorer, pour se supporter un peu, voilà qui condamne tous nos rapports.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 52.

David Farreny, 24 mars 2012

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