laissera

On part après-demain matin. On m’a cassé la dent qui me sinusitait. La moitié est restée dans la mâchoire, et comme on n’a pas de chien, c’est elle qui restera vigilante la nuit, et le jour elle m’empêchera de me laisser aller. Participation avec la nature, admiration coulante, n’y comptons pas. Elle ne laissera passer que le très bon, le solide. Il en sera de même, d’ailleurs, pour les ennuis et les dangers.

Tout de même, il faut que je puisse la tenir en échec.

Elle est forte de sa poche à pus.

Bien, mais j’emporte un bistouri, moi.

Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 206.

David Farreny, 22 mars 2002
naître

Ma mère […]. Elle a tout fait pour que je vive, c’est naître qu’il aurait pas fallu.

Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, Le Livre de poche, p. 43.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2003
existence

Des professeurs parlent de la difficulté qu’ils rencontrent à faire leur métier face à des classes dont les effectifs sont à quatre-vingt-dix pour cent composés d’étrangers ou d’enfants d’étrangers — mais bien entendu ces classes-là ne sont sans doute pas, elles, majoritaires…

Contre-épreuve, on voit aussi quelques images de la rentrée des classes en Suède : là-bas tous les enfants ou presque sont de type emphatiquement “suédois” ; tandis qu’il est désormais tout à fait impossible, évidemment, et pour des raisons d’ordre divers, de parler d’enfants de type “français”.

Dommage, c’était un type que j’aimais — pas plus que les autres, d’ailleurs : mais j’aimais son existence.

Renaud Camus, « mercredi 4 septembre 2002 », Outrepas. Journal 2002, Fayard, p. 412.

David Farreny, 3 juil. 2005
principe

Le poing de fer qui les a martelés a comme parachevé leur principe fossile, leur essence chtonienne. Écornés, rongés, feuilletés, sous le pilon, à l’instar de bancs sédimentaires, leur carcasse grise, herbue, a fini par se confondre avec l’écorce terrestre. N’étaient les couleurs piquées dessus, les écriteaux de tôle et l’esplanade ménagée à proximité, rien ne les distinguerait des reliefs entassés, entre Argonne et Woëvre, sur l’antique route des invasions. Quand on gagne la superstructure, on a besoin de se rappeler, de se dire qu’on a leurs deux étages, et les soutes, sous les pieds, qu’on en foule le toit, et non une quelconque portion de la surface du globe. Les inégalités sont telles qu’elles excluent l’idée d’ouvrage, de toit, d’art et de mesure, de fragilité qui signent la main de l’homme. Il n’y a que la vieille terre pour souffrir pareilles lésions et n’être pas percée, détruite, pulvérisée. Les projectiles de 400 — deux mètres de long et huit cents kilos — qui ont traversé, n’ont pas enlevé de grands pans de muraille, à peine dérangé les profondeurs obscures, compartimentées, de termitière. Le seul effet, indirect, de ces colossales atteintes, c’est l’inflexion, peu perceptible, qu’on observe dans la galerie où un dépôt de munitions, enflammé par un coup perforant, explosa. La paroi du fort a reculé d’une trentaine de centimètres et tout un bataillon — six cent soixante-dix hommes — fut foudroyé, dont on mura les restes dans une casemate.

Pierre Bergounioux, Le bois du Chapitre, Théodore Balmoral, pp. 50-52.

David Farreny, 21 oct. 2005
dépassement

Comme j’avais eu tort autrefois de chercher un dépassement en des lieux fermés, étroits, face à des objets, à des personnes, à des images du monde limité, dont, il est vrai, « cela » triomphait momentanément, et assez merveilleusement, les déboîtant parfois comiquement du carcan de leurs limites. Cependant les choses, leur massivité ainsi transfigurée, transcendée, toujours présentes, tendaient à revenir et, en effet, après peu, trop peu de temps, se reconstituaient avec leur épaisseur.

Le ciel, lui, est différent. Différent et supérieur.

Henri Michaux, « Les grandes épreuves de l’esprit et les innombrables petites », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 378-379.

David Farreny, 8 déc. 2005
fichiers

Le livre est un intermédiaire vieilli entre deux systèmes différents de fichiers.

Walter Benjamin, Sens unique, Maurice Nadeau.

David Farreny, 4 avr. 2007
crée

Je vous recommande aussi ma méthode d’insistance au moyen de la répétition : en répétant systématiquement certains mots, certains tours, certaines situations, certaines parties, je les renforce tout en augmentant jusqu’aux frontières de la manie l’impression d’unité de style. C’est par la répétition, par la répétition qu’on crée le plus facilement n’importe quelle mythologie !

Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 104.

Cécile Carret, 13 mai 2007
rêve

On a, sous les yeux, tracée de sa main, la carte en relief du lit de l’Atlantique, avec ses fosses descendant à plus de 6000 mètres, ses rampes vertigineuses, ses coteaux arides comme l’enfer qui eussent épouvanté le Dante, ses cirques d’effroi, ses Alpes inconnues, ses chaînes inimaginées et leurs contreforts, leurs crêtes, leurs pics, leurs croupes indomptées, leurs éperons, leurs falaises, leurs gorges terrifiques hantées par des monstres ignorés dont la seule vue ferait mourir ; enfin, çà et là, des pyramides ou de fabuleux piliers soutenant des îles enchantées pleines de lumière et de verdure, où des hommes joyeux ou privés de joie subsistent, sans se douter qu’ils sont, en réalité, sur l’extrême pointe d’une aiguille que la plus légère secousse plutonienne peut casser demain ; car les volcans se promènent en bas, dans les vallées immenses qui vont probablement d’un pôle à l’autre, sans parler des énormes dépressions transversales, méditerranéennes ou autres, mal connues encore.

Tout cela est, pour l’âme, l’occasion d’un trouble étrange. On se sent précaire et misérable infiniment. On voit que cette terre est un rêve, le rêve d’un rêve, et qu’il est absurde d’y compter.

Léon Bloy, Exégèse des lieux communs, Payot, pp. 394-395.

David Farreny, 29 oct. 2007
plâtre

Même impression cent fois ressentie à l’instant de la prise de parole : un vide, un dédoublement. Je m’entends ne rien dire de ce que je voulais dire. J’entends parfaitement, clairs, et même trompettants, les mots à côté de ceux qui étaient appelés. J’entends ce chaos de phrases encore liquides prendre aussitôt : le plâtre de mon opinion.

Gérard Pesson, « mercredi 29 avril 1998 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 295.

David Farreny, 27 mars 2010
fonctionnaires

Le Premier sous-secrétaire d’État du puits de la montagne, les frères des deux sous-secrétaires, et d’autres seigneurs, étalant leurs vêtements noirs, étaient assis côte à côte, depuis le pied du mur qui entoure le Palais des glycines jusque devant le Palais de la gloire ascendante. Le Maire du palais, très élégant, la taille élancée, s’arrêta un moment, pour ajuster le sabre qu’il portait à la ceinture, avant de passer devant eux. Cependant, le Chef des fonctionnaires attachés à la Maison de l’Impératrice était debout devant le Palais pur et frais ; je l’observais et je songeais que, sans doute, il ne s’assiérait point, quand, soudainement, le Maire du palais ayant fait quelques pas, son frère s’assit. « Quelle conduite merveilleuse, pensais-je encore, aura donc tenue, autrefois, le Maire du palais, pour mériter d’avoir un tel prestige en ce monde ? »

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 171.

David Farreny, 12 avr. 2011
amoureux

Ce matin, un instant de paix délicieuse, de chaleur, de détente, en m’éveillant. Après un moment de plaisir profond, j’ai pensé : C’est des moments comme celui-ci que quelque chose de divin, peut-être seulement d’amoureux, se manifeste, mais c’est si simple que je ne suis pas capable de le reconnaître.

Henry Bauchau, Jour après jour. Journal d’« Œdipe sur la route » (1983-1989), Actes Sud, p. 146.

Bilitis Farreny, 26 août 2011
perdre

Il avait à peine eu le temps de quitter la salle que Frieda avait déjà éteint la lumière et rejoint K. sous le comptoir.

« Mon chéri, mon doux chéri ! » chuchotait-elle, mais sans toucher K. d’un seul doigt.

Comme pâmée d’amour elle s’étendit sur le dos, les bras ouverts ; le temps devait paraître infini aux yeux de son amour heureux, elle soupirait une petite chanson plutôt qu’elle ne la chantait. Puis la frayeur lui donna un sursaut quand elle vit K. rester muet, tout absorbé par ses pensées, et elle se mit à le tirailler comme un enfant : « Viens, on étouffe là-dessous » ; ils s’enlacèrent, le petit corps brûlait dans les mains de K. ; dans une sorte de pâmoison dont K. cherchait à tout instant, mais vainement, à s’arracher, ils roulèrent quelques pas plus loin, heurtèrent sourdement la porte de Klamm et restèrent finalement étendus dans les flaques de bière et les autres saletés dont le sol était couvert. Des heures passèrent là, des heures d’haleines mêlées, de battements de cœur communs, des heures durant lesquelles K. ne cessa d’éprouver l’impression qu’il se perdait, qu’il s’était enfoncé si loin que nul être avant lui n’avait fait plus de chemin ; à l’étranger, dans un pays où l’air même n’avait plus rien des éléments de l’air natal, où l’on devait étouffer d’exil et où l’on ne pouvait plus rien faire, au milieu d’insanes séductions, que continuer à marcher, que continuer à se perdre.

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 534-535.

David Farreny, 22 oct. 2011
bob

Non seulement le bob te protège du soleil, mais il éteint aussi l’étincelle d’intelligence qui dansait sur ton front.

Éric Chevillard, « jeudi 27 juin 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 28 juin 2024

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