enrobé

Parce que les hommes en général ne m’intéressent pas. En dehors, bien entendu, de nombreuses exceptions, mais enfin, tout ce que j’affirme doit être compris comme enrobé d’exceptions.

Richard Millet, propos recueillis par Romaric Sangars, « Chronic’art », numéro 32, février 2007.

David Farreny, 16 mai 2007
couché

Dès lors, il n’eut d’autre souci que de guetter sans relâche le retour de ces instants, de ces havres de grâce, de ces retrouvailles, dans l’espoir obsédant d’être de nouveau en sa présence, seul à seul avec elle, et de restaurer un tant soit peu du bonheur initial. Mais l’on ne saurait sauvegarder, en le poursuivant assidûment, encore moins recouvrer un amour — que l’on n’est même pas sûr d’avoir jamais conquis — et tous ses efforts pour ne pas la perdre eurent des effets désastreux.

Il passa des heures, des journées entières à attendre dans un fauteuil, un canapé, un lit, gaspillant délibérément son temps libre, fasciné à la pensée de ne pouvoir rien faire d’autre, d’être ainsi réduit au désœuvrement le plus total, de rester immobile à méditer en vain, à ressasser leur échec et son incapacité, avec la sensation écœurante de la vie qui continuait d’avancer et de lui filer entre les doigts, avec la conviction très nette, désespérante, de devoir se résigner à la situation présente et retourner bientôt au seul état qu’il connaissait trop bien pour l’avoir éprouvé régulièrement depuis des années, à savoir la neutralité de l’existence ordinaire entrecoupée d’accès de la déréliction la plus profonde, la plus noire. Car il avait endossé le rôle du triste sire, de l’amoureux contrit, de l’homme couché qui s’abstient d’agir, escompte secrètement un miracle qui n’adviendra pas.

Hubert Voignier, Le débat solitaire, Cheyne, p. 48.

Élisabeth Mazeron, 21 fév. 2008
sus

Il est cinq heures vingt-cinq, on voit encore un morceau de soleil reflété sur l’hôtel d’en face, j’ai les yeux rouges d’avoir tant pleuré, je suis toujours malade de cette grippe étrange, sans fièvre, qui dure maintenant depuis deux semaines. Me voici restitué à ma rive natale. Exténué, ayant perdu tout espoir dans le seul domaine qui m’importait vraiment, je me sens comme un condamné à mort inexplicablement gracié, dont la vie désormais est en sus de la vie : un temps luxueux, inespéré, gratuit, dont il n’aurait pas la responsabilité.

Renaud Camus, « samedi 12 mars 1977 », Journal de « Travers » (2), Fayard, p. 1550.

David Farreny, 1er mars 2008
ainsi

Nous sommes arrivés presqu’au crépuscule dans un bâtiment de pierres, triste et ennuyeux ; cette région est aussi sauvage que celles que nous traversions depuis quelques heures. Ni l’œil ni l’imagination ne trouvent dans ces masses informes un point où le premier pourrait se reposer avec plaisir, et où la seconde trouverait une occupation ou un jeu. Seul le minéralogiste trouvera matière à oser des hypothèses incomplètes sur les révolutions de ces montagnes. Dans la pensée de la durée de ces montagnes ou dans le genre de sublimité qu’on leur attribue, la raison ne trouvera rien qui lui impose, qui la force à s’étonner ou à admirer. La vue de ces masses éternellement mortes ne suscita rien en moi, si ce n’est l’idée uniforme et, à la longue, ennuyeuse : c’est ainsi.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « jeudi 28 juillet 1796 », Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises, Jérôme Millon, p. 78.

David Farreny, 12 janv. 2011
comprend

La femme : « Aujourd’hui je suis allée en ville avec Stéphane. Il ne me comprend pas, les banques, les stations-service, les stations de métro, il trouve ça magnifique. »

L’éditeur : « Peut-être y a-t-il là-dedans une beauté nouvelle que nous ne pouvons simplement pas encore voir. »

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 61.

Cécile Carret, 26 juin 2013
survivre

Nous nous sommes retrouvés en début d’après-midi pour Jean-Claude. La cérémonie avait lieu à seize heures à Tour-en-Sologne.

On est plutôt contents de se voir, on en est plus à être triste. On est si peu nombreux.

La sonnette retentit. Ma tente se penche à la fenêtre et les invite à monter. Ils sont trois, une femme et deux hommes, dans des costumes du dimanche tirés du vestiaire de l’Armée du Salut. Un petit quelque chose d’alcoolique dans les traits ; des amis qu’il avait connus, là-bas, chez le ferrailleur.

Au total, on est huit.

À force, les enterrements, ces dernières années, sont devenus des opérations de survie, même à mon âge. Survivre aux températures en hiver, à taper du talon autour des gars des entreprises de pompes funèbres, survivre aux canicules en été dans les rallonges de cimetières où les arbres n’ont pas eu le temps de pousser, se sentir survivre, enfin, d’être encore là.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 110.

Cécile Carret, 25 sept. 2013
île

ÎLE est un pronom personnel transgenre. Pour le ou la naufragé(e), la solitude sera moins cruelle.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 57.

Cécile Carret, 4 fév. 2014
cheminement

— C’est comme l’histoire de nos toilettes, était-il en train de dire. Au départ, on avait des toilettes conventionnelles. On y faisait nos besoins sans y penser. Ploc ! C’était fait et on tirait la chasse ! On n’avait pas plus idée de la suite que la vache qui laisse tomber sa bouse. Mais la vache, elle n’a pas besoin d’y penser, parce que la nature a tout prévu. Quand la bouse de vache tombe, c’est une sorte de bénédiction qui biodynamise l’écosystème. L’homme, c’est exactement le contraire. Lui, il pollue. Mais l’homme, il a une cervelle. Il y a eu un moment où j’ai essayé de m’en servir, de ma cervelle, et d’imaginer ce qui se passait après la grosse commission. Je me suis donné une espèce d’exercice spirituel : suivre par la pensée le cheminement de mes fèces dans les canalisations.

Applaudissements et sifflements.

— Oui, je sais, ça fait rire au début. Mais je me suis accroché. Je l’ai visualisé ce cheminement : un cheminement souterrain… obscur… cryptique… sinueux… visqueux… poisseux… gluant… sordide… infect… immonde… dégueulasse… interminable…

Il s’était mis à faire des gestes qui grandissaient avec son exaltation.

Applaudissements et sifflements.

— Et puis, tout d’un coup, a-t-il repris, ça débouche à l’air libre, loin du point de départ. Oui ! Mais où ?

— Eh ! Pardi ! C’est pas bien difficile à deviner, a lâché Christian.

— Vous soulevez une vraie question, est intervenu JPM.

— Une vraie question qui exige une vraie concertation, a cru bon d’ajouter Audrey Gaillard. […]

— Alors, bien sûr, a poursuivi l’homme au blouson gris, on peut se dire, comme beaucoup de gens : ce n’est pas notre problème ! Le Sivu a tout prévu ! Mais qu’a-t-il prévu, le Sivu ? Une station d’épuration qui brasse la merde des environs dans un gros mixeur ? Un hideux lagunage ? Tout balancer direct à la rivière ? Là je dis : stop ! Il faut regarder la réalité en face ! Je dis : ce problème est mon problème et c’est le problème de chacun. C’est comme ça que j’ai décidé d’installer des toilettes sèches pour toute la famille. Au début, on trouvait que ça sentait l’ammoniac, mais pas plus qu’un bon saint-nectaire. Finalement, on a décidé de prendre les choses du bon côté. Chez nous, on ne dit plus « J’ai envie d’aller au petit coin », on dit : « J’ai envie d’aller au saint-nectaire. » Mais quand on voit tant de gens continuer à faire leurs besoins à tire-larigot, sans se poser les vraies questions au bon moment, je dis que l’homme est le problème numéro un pour la planète. Le jour où il disparaîtra, tout rentrera dans l’ordre. Et il n’y aura personne pour le regretter ! Voilà tout !

Applaudissements…

Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 179-181.

David Farreny, 20 fév. 2015

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