nés-fatigués

Ma vie : Traîner un landau sous l’eau. Les nés-fatigués me comprendront.

Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 455.

David Farreny, 22 juin 2002
avant

Tout se mélange. Il n’y a pas la vie d’un côté, la mort de l’autre. Il n’y a pas ici la raison, et la folie sur cette autre rive, en face, bien séparée. Il n’y a même pas la santé, qui un beau jour s’arrêterait d’un coup, pour faire place à la maladie. Très avant dans le territoire du chagrin, le bonheur a encore ses enclaves, ses bons moments, ses rémissions.

Renaud Camus, Vie du chien Horla, P.O.L., p. 111.

David Farreny, 28 juin 2003
beauté

Vivre dans la beauté, voilà l’exigence où nous devons nous barricader absolument ; refuser ses banlieues, leurs commodités, leurs accoutumances ; renouveler chaque fois l’expérience de l’émerveillement, de la solitude, de la nuit s’il y faut la nuit. Ne pas transiger sur ce point. Ne pas écouter la voix du bon sens, de la résignation, de la fatigue. Suivre les fleuves, se mettre à l’écoute du silence, creuser toujours davantage notre absence au monde, puisqu’elle est notre seule éternité, le seul frémissement de notre sourire, la pierre philosophale où se transmue l’instant en son essence poétique, qui est probablement de n’être rien (et nous avec lui) : une fraîcheur contre notre visage, un souffle venu de la rivière, une fallacieuse fulgurance des signes, leur évidence coite.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 300.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
conversation

Voilà une occasion de médire de ces petits précis à l’usage des touristes ; au cours de ce voyage, j’en ai possédé plusieurs, également inutilisables, mais aucun n’approchait le Manuel de conversation franco-serbe du professeur Magnasco, Gênes, 1907. Tout en anachronismes à donner le vertige, en dialogues badins, de ceux qu’imagine un auteur qui aurait rêvé la vie d’hôtel sans quitter sa cuisine. Ce n’étaient que bottines à tiges, pourboires infimes, redingotes et propos superflus. La première fois que j’y recourus — chez un coiffeur du quai de la Save, parmi les crânes tondus et les ouvriers en salopettes — je tombai sur :

Imam, li vam navostiti brk ? — dois-je cirer vos moustaches ? — question à laquelle il convenait de répondre aussitôt :

Za volju Bozyu nemojte pustam tu modu kikosima — à Dieu ne plaise ! je laisse cette mode aux damoiseaux.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 34.

Cécile Carret, 30 août 2007
hériter

Qui veut la mort de ces malheureux artistes que rien ne parvient plus à faire sortir de la misère, hormis le plus froid des monstres froids d’aujourd’hui, l’État, dont le soutien culturel a été l’un des spectacles les plus obscènes qu’il y ait eu à subir depuis une vingtaine d’années ? Personne. Et on souhaite encore moins leur martyre. On désirerait seulement qu’ils cessent de se dire artistes, comme avaient pu l’être Michel-Ange, Degas ou Giotto durant la période historique ; et qu’ils arrêtent de s’affirmer leurs héritiers (on connaît le couplet habituel de ces maîtres-chanteurs : « Ceux qui crachent sur mon œuvre sont les descendants de ceux qui crachaient sur Manet »). Pour désigner leurs activités dans l’espace Art, on ne saurait trop leur conseiller de trouver des mots nouveaux. L’inimitable style dans lequel ont été proposés les « emplois jeunes » de Martine Aubry pourrait les inspirer : on les verrait assez bien s’intitulant agents d’ambiance symbolique, coordinateurs-peinture ou médiateurs plasticiens. Mais la vérité est qu’ils n’entrent en art que comme on entrait en religion jadis : parce qu’on n’avait aucun espoir d’hériter de qui que ce soit. Le dépeuplement des campagnes, puis la montée du chômage, sont les causes prosaïquement désolantes et sociologiques de cette inflation d’artistes, après-guerre, tout enfiévrés de leur apostolat poético-magique venu de nulle part et transfiguré en mission créatrice. Encore les fameuses « Trente Glorieuses », où il y avait du travail pour presque tout le monde, nous ont-elles sans doute épargné quelques vocations artistiques supplémentaires, heureusement détournées en leur temps vers des professions plus honnêtes. Cette époque, hélas, est bien terminée. Sur le terreau de l’ « exclusion » et du chômage galopant, les artistes prolifèrent ; et ils se nourrissent en circuit fermé de toute cette misère dont ils sont les parasites.

Se sachant sans justification, ils tentent de se légitimer en affichant une bonté, une compassion, un dévouement aux intérêts des plus démunis par lesquels ils tentent de désarmer une hostilité qui grandit. C’est toujours quand on sort de l’Histoire qu’on invoque la morale, par laquelle on espère encore donner au présent une apparence d’éternité.

Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, pp. 77-78.

David Farreny, 19 janv. 2008
vraiment

Vendredi – Tapis d’Orient, paraboles, serviettes de bain, draps à carreaux. Nombreuses les fenêtres sages, mais peu sont vraiment nues.

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 20.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
valable

Malheur, pourquoi ne nous vois-je plus en accord ? Malheur ! Pourquoi à trois heures de l’après-midi la lumière dans le chemin creux, le battement des trains sur les rails, ton visage, pourquoi tout cela n’est-il plus l’événement que cela a été ce matin encore, valable jusque dans l’avenir le plus lointain ? Malédiction, pourquoi contrairement à l’image bien connue du vieillissement puis-je moins que jamais fixer, retenir, apprécier les moments de la journée ou de la vie ? Malédiction, pourquoi suis-je donc au vrai sens du terme si distrait ? Malédiction, malheur de malheur.

Peter Handke, « Essai sur la journée réussie », Essai sur la fatigue. Essai sur le juke-box. Essai sur la journée réussie, Gallimard, pp. 155-156.

David Farreny, 31 oct. 2009
forces

« La poésie n’est pas un simple jeu de l’esprit. » À cette note de Reverdy fait écho la déclaration d’André du Bouchet : « Un jeu de langage qui n’est qu’un langage bouclé sur lui-même est complètement stérile. » Éthérer la poésie jusqu’à la réduire à un pur travail de langue revient à en faire une coque vide, belle et complexe sans nul doute, mais décorative comme ces conques exotiques qui s’empoussièrent doucement dans leur vitrine et dans lesquelles les enfants croient qu’ils entendent la mer. La poésie a à voir avec vivre, avec la réalité de vivre, ses tensions, ses éblouissements et ses luttes, ses résistances. Plus précisément, elle demeure ce « bouche-abîme du réel désiré qui manque », elle est « avant tout le fruit de l’insatisfaction » (Reverdy). Je n’écris pas d’abord pour créer de la beauté, ou pour convier à une fête de l’intellect, j’écris pour éviter l’écrasement ou l’engloutissement par le manque. J’écris pour trouver un peu d’air. « Qu’un homme qui écrit déclare qu’il n’a jamais assez d’espace clair, assez de ciel au-dessus de sa tête, et je pense que ce mince détail est plus important, et pourrait en dire plus long, pour ceux qui seraient curieux de le connaître, que de savoir s’il a été peintre en bâtiment ou employé dans une compagnie d’assurance » (Reverdy). Cette masse oppressante, qui rend urgent le poème, non comme une délivrance mais comme un sursis, c’est ce que j’appelle la réalité, qu’elle soit extérieure ou intérieure. Un poète n’est qu’une peau, une sorte de mince tambour entre deux forces de frappe, celle de la mémoire et celle du dehors présent : « on ne peut faire de la surenchère / sur la réalité / il suffit / qu’on y bute » (du Bouchet).

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 89.

Cécile Carret, 4 mars 2010
curieux

L’intérêt qu’ils avaient suscité au restaurant se prolongeait dehors. On se retournait sur eux. Non qu’il y ait eu quelque chose en eux qui attire l’œil, mais on n’était pas habitué à les voir ainsi, dans la rue, et c’était avec eux comme avec ces vieux canapés qui sont curieux à voir quand une ou deux fois dans l’année, alors qu’ils sont ordinairement à l’intérieur, on les sort pour les aérer.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 68.

Cécile Carret, 4 août 2012
visage

Avait-il dormi toute la nuit, comme cela, sur le dos ? jambes croisées ? À la fenêtre grande ouverte, dans un mur de nuages qui allait grandissant, la lune décroissante avait fait son apparition, un moment, comme tombée en avant, le visage vers le bas.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 60.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
art

La liturgie n’a jamais été que l’expression du désir d’entourer la divinité d’images qui lui ressemblent le plus possible. Rien n’était donc jamais assez précieux, la multitude et la splendeur des choses, la somptuosité des lumières, les senteurs les plus douces, les sons les plus majestueux. Quelle religion, plus habitée que la nôtre par l’idée admirable de l’Incarnation, a jamais pu à ce point favoriser les plaisirs les plus exquis des sens ? L’art en Occident est une fiction splendide que la liturgie n’a cessé de nourrir. Et l’agonie de l’art, dont nous voyons les soubresauts, n’a fait qu’accompagner le déclin de la foi. Croyant renoncer aux illusions du ciel nous nous sommes privés des merveilles de la terre.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, pp. 132-133.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
suspension

Dans les pièces en enfilade jusqu’au Grand Salon traînent les trajectoires sans but des malades, éparses, les arrêts, les stations sans raison : les effondrements soudains de l’intention. Certains trajets, il n’y a que les limites du bâtiment pour les arrêter. Il arrive qu’un pensionnaire reste devant un mur longtemps. On vient le chercher au bout d’un moment. Venez.

[…]

La vie sans heures. Des moments sur les sièges ou les marches du Château, ou sur les bancs autour de la pelouse.

Le salut de la cloche deux fois par jour, ultime radeau où accrocher son corps, irruption du temps des normaux sur cette immensité où le désir se noie. La cloche ponctuelle, fiable et chaleureuse actionnée par un Pensionnaire délégué par René, pleine de la promesse du repas, d’une rencontre organique avec son être.

La confusion du Château, après ceux des contes de fées et les princes dans les livres illustrés.

La vie de château.

Ce Château. C’était la présence impénétrable des Pensionnaires assis ou debout, affaissés dans un coin sur des chaises de collectivité.

Cette suspension étrange de l’accomplissement, cet égarement de la réalisation.

Cette attente absolue. Avec le temps et l’air comme assis sur eux. L’air aussi dense que l’eau, l’air transformé en béton, comme l’eau se transforme quand on chute d’une certaine hauteur.

Le sens caché des gestes, le visage ingouvernable, et devant les regards l’horizon plus lointain que celui de la géographie ordinaire.

La complication du dialogue ; la parole intempestive.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 96.

Cécile Carret, 25 sept. 2013
bleu

L’âme souffrante se marque d’un bleu ; toutes ensemble cousues font le mystique azur.

Éric Chevillard, « lundi 26 janvier 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 26 janv. 2015

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