prétexte

Certains s’abandonnent sans nourriture sur un radeau solitaire ; d’autres vont chercher l’isolement dans la montagne, exposés aux bêtes féroces, au froid et à la pluie. Pendant des jours, des semaines ou des mois selon le cas, ils se privent de nourriture : n’absorbant que des produits grossiers, ou jeûnant pendant de longues périodes, aggravant même leur délabrement physiologique par l’usage d’émétiques. Tout est prétexte à provoquer l’au-delà : bains glacés et prolongés, mutilations volontaires d’une ou de plusieurs phalanges, déchirement des aponévroses par l’insertion, sous les muscles dorsaux, de chevilles pointues attachées par des cordes à de lourds fardeaux qu’on essaye de traîner. Quand même ils n’en viennent pas à de telles extrémités, au moins s’épuisent-ils dans des travaux gratuits : épilage du corps poil par poil, ou encore de branchages de sapin jusqu’à ce qu’ils soient débarrassés de toutes leurs aiguilles ; évidement de blocs de pierre.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 38.

David Farreny, 29 nov. 2003
clinophilie

À propos de la « clinophilie » des dépressifs (ou goût de se coucher, d’être étendu), dont parle Lucien Israël dans son Introduction à la psychiatrie, je me rappelle avoir lu, dans le dernier Gogol fou (Passages choisis de ma correspondance avec mes amis, III), ceci qui m’avait frappé : « Je me sens souvent si mal, si mal, je ressens dans toute ma carcasse une fatigue si terrible, que j’en viens à être heureux à un point inimaginable quand enfin se termine la journée et que je peux me traîner jusqu’à mon lit. »

Je rappelle que « clinique » (du grec kleinô, être étendu) désigne à l’origine un établissement où les malades disposent d’un lit où pouvoir s’étendre.

Clément Rosset, Route de nuit, Gallimard, p. 68.

David Farreny, 19 juil. 2005
capter

Il lui semblait que jamais personne ne lui avait prêté une attention aussi soutenue, aussi polie et amicale. Tout le monde s’était tu alentour. La mère de Charlotte, immobile, courbée, serrait le saladier sur son ventre, et ainsi semblait en prière, recueillie pour mieux absorber les paroles d’Herman. Un petit sourire bienveillant soulevait délicatement le coin des lèvres de Métilde. Herman exulta de se sentir pathétique : l’avait-il jamais été pour quiconque, avait-il été, seulement une fois, émouvant ? Alors la pensée de Rose devenait fort abstraite, supplantée par le plaisir intense d’attirer à lui la sympathie de ses voisines, et de capter leur esprit encore inconnu et obscur.

Marie NDiaye, Un temps de saison, Minuit, pp. 58-59.

David Farreny, 18 déc. 2005
semblable

Mais qu’attendre précisément du spectacle et du théâtre quand ils ne veulent plus tromper le public, ou le trahir, mais ne demandent qu’à se retrouver en phase avec lui, qu’à faire cause commune avec ses supposés désirs livides de fraternité, de solidarité, d’égalité, de parité et de transparence ? Qu’attendre, en somme, de son semblable ? Qu’attendre de ce qui ne cherche même plus à établir avec vous et lui la moindre querelle, et encore moins l’envenimer ? Qu’attendre de ce qui ne veut, ou ne peut, même plus être désiré ? Qu’attendre de ce qui ne cherche même plus à vous séduire ? Qu’attendre de ce qui vous ressemble tant que c’en est dégoûtant ?

Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, p. 653.

David Farreny, 2 fév. 2008
attente

Seul le chien porte l’attente au niveau de la mystique.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 63.

David Farreny, 27 juin 2010
gens

En attendant, j’ai pensé que les gens étaient tourmentés dans l’ensemble et j’aurais bien voulu que ça m’aide, mais ça ne m’a pas aidé. C’était de gens normaux que j’avais besoin, équilibrés, avec une direction de vie. Ou alors sans direction de vie mais qui le sachent. Comme Ségustat, ai-je songé. Voilà. Et en même temps non. Besoin de personne, ai-je songé aussi.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 137.

David Farreny, 22 sept. 2011
mettable

Ah ! la beauté des jeunes filles ! Souvent, quand je vois des robes ornées de plis, de ruches et de franges de toutes sortes, bien tendues sur de jolis corps, je pense qu’elles ne resteront pas longtemps ainsi : elles prendront des plis qu’on ne pourra plus lisser, la poussière se nichera au plus profond des garnitures et on ne l’en retirera plus, et personne n’aura la tristesse et le ridicule d’enfiler chaque matin cette belle robe précieuse, pour ne la retirer que le soir. Et pourtant, il en existe de ces jeunes filles, de jolies filles pourtant aux muscles ravissants, aux fines chevilles, à la peau doucement tendue, avec des flots de cheveux vaporeux, qui enfilent journellement ce sempiternel déguisement, posent chaque jour le même visage dans le creux de la même main et le contemplent dans le même miroir. Parfois seulement le soir, en rentrant tard de quelque fête, elles découvrent dans leur miroir un visage usé, bouffi, poussiéreux, un visage trop vu et à peine mettable.

Franz Kafka, « Description d’un combat », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 43.

David Farreny, 19 nov. 2011
preuves

Il se sent prisonnier sur cette terre, il est à l’étroit, la tristesse, la faiblesse, les maladies, les idées délirantes du prisonnier éclatent chez lui, aucune consolation ne peut le consoler, justement parce que ce n’est que consolation, douce consolation qui fait souffrir la tête en face du fait brutal de la captivité. Mais si on lui demande ce qu’il voudrait vraiment, il ne peut pas répondre, car — c’est là l’une de ses plus fortes preuves — il n’a aucune idée de la liberté.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 493.

David Farreny, 9 nov. 2012
comprend

La femme : « Aujourd’hui je suis allée en ville avec Stéphane. Il ne me comprend pas, les banques, les stations-service, les stations de métro, il trouve ça magnifique. »

L’éditeur : « Peut-être y a-t-il là-dedans une beauté nouvelle que nous ne pouvons simplement pas encore voir. »

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 61.

Cécile Carret, 26 juin 2013
méridienne

La même doctrine doit servir sous la lumière méridienne et dans les moments livides.

Seul est vérité ce qui vaut indistinctement pour l’âme affligée comme pour l’exaltée.

Nicolás Gómez Dávila, Scolies à un texte implicite, p. 266.

David Farreny, 26 mai 2015
manège

Quelle que soit la cause du choc violent qu’il a enduré, le mélancolique souffre d’un ralentissement de son être, infirmité handicapante pour participer pleinement au manège social, sans doute, mais propice à en contempler avec clarté et distinction les rouages, les péripéties, les ridicules, le tragique, et, parfois, à le décrire. Le joyeux, dont la conscience s’oublie dans le présent, ne peut mettre la réalité à distance de son regard alors qu’elle s’offre aux yeux du mélancolique, en proie aux instants qui s’éternisent, comme un spectacle étrange et, néanmoins, jamais surprenant.

Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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