lire

Lire est de même se retirer du monde, peu ou prou, s’approcher de la fontaine, traiter de pair à compagnon avec la nuit. « Je n’y suis pas », dit l’homme qui lit : je suis sorti de moi par l’œil, le souffle et la virgule, ce corps n’est celui de personne, respectez-le comme tel, vous avez raison d’avoir peur. Toute phrase est une clef des champs. Mais les champs sont à leur tour autant d’incipit, les bois des guillemets, dans cette ferme abandonnée nous aurions bien tort de ne pas reconnaître une victime, encore une, de la concordance implacable des temps. Je parle d’une source : c’est une source qui parle.

Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., p. 23.

Élisabeth Mazeron, 22 nov. 2003
chambre

Peut-être, dans le noir de la nuit, après une journée décomposante, cela dit « tranquillise-toi, tu as encore une chambre ».

Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 469.

David Farreny, 2 juin 2006
trait

Le visage vert pâle, la bouche un lacet noir lâchement noué – tout au moins ce qu’on voyait le matin vers cinq heures au clair de lune. Je n’avais pas trouvé le sommeil, une fois de plus, et j’étais allé à la fenêtre : d’équerre, dans la sienne en saillie, se tenait la voisine, une veuve de guerre ; nous n’avions jamais parlé ensemble.

(Ingerbartels, Ingerbartels, Ingerbartels, l’horloge derrière moi prononça le nom plusieurs fois puis rit comme une baleine : ho ho ho ! : donc 4 heures 45. Auto noire sur route noire ; ses pattes antérieures pelletaient sans répit. Une motocyclette invisible pétilla soudainement et tira à sa suite les perles de sons rapetissant progressivement.)

J’ouvris ma fenêtre ; sa main tripota de même devant elle, gestes mesurés ; chacun se glissa dans son ouverture : était-elle aussi malade du cœur ? (J’avais emménagé depuis peu ; mais en ces occasions je suis très direct – et pourquoi pas ? La vie est si brève !)

« Nous sommes deux à ne pas pouvoir dormir » constatai-je d’une voix pyjama (raffinée, la grammaire : Nous ! Deux : si cela n’est pas suggestif ? !). Cependant elle était forte aussi ; elle inclina brièvement la tête, puis reporta son attention sur la lune élimée qui s’était fichée au-dessus du vieux cimetière. Par malheur, il y avait aussi là-bas à l’est quelques nuages du matin guère plus épais qu’un trait quoique trop ondulatoires à mon goût ; les droits sont plus propres). « Ce nuage me plaît ! » décida-t-elle d’un maxillaire hardi.

Arno Schmidt, « Voisine, mort et solidus », Histoires, Tristram, p. 49.

Cécile Carret, 17 nov. 2009
consentant

À une table sortie

sur le trottoir par le beau temps

tardif d’un midi d’octobre

déguster une souris d’agneau

consentant à sa chair moelleuse

tout comme à l’arrivée d’une vieille Américaine bien marinée

à la table voisine

Reconnaissant des étincelles dans mon verre des flottements d’anges

absents qui entre deux bouchées

rident l’air rayonnant

(autant que des bouts d’ailes en bois que les serveuses repêchent de l’ombre

derrière la porte du bistro pour caler notre table branlante)

D’avance jubilant de pouvoir demain au retour

à Prague dire à ses proches « hier encore sur le trottoir

inondé de soleil tardif je goûtais une souris fondante »

Petr Král, « Bonheur », « Théodore Balmoral » n° 61, hiver 2009-2010, p. 126.

David Farreny, 8 juin 2010
oisiveté

Mais le stade est nommé dans l’Écriture, direz-vous ? D’accord ; mais avouez aussi avec moi qu’il est indigne de vous de regarder ce qui se passe dans le stade, les coups de pied, les coups de poing, les soufflets et les mille insolences qui dégradent la majesté de l’homme, image de Dieu. Vous ne parviendrez jamais à approuver ces courses insensées, ces efforts pour lancer le disque, et ces sauts non moins extravagants ; jamais vous ne louerez cette vigueur inutile ou fatale, encore moins cette science qui travaille à nous donner un corps nouveau, comme pour réformer l’œuvre de Dieu. Non, non, vous haïrez ces hommes que l’on n’engraisse que pour amuser l’oisiveté des Grecs.

Tertullien, Contre les spectacles, Vivès.

David Farreny, 28 mars 2011
beauté

Mon amie avait toujours qualifié les autres de beaux – c’était le premier être à qui, intérieurement, j’appliquais ce mot. Je n’échangeais jamais avec lui d’autres mots que ceux des saluts, des commandes et des remerciements ; il ne parlait pas aux clients, ne disait que le strict nécessaire. Sa beauté venait d’ailleurs moins de son aspect que d’une attention constante, d’une vigilance aimable. Jamais on n’avait besoin de l’appeler ni même de lever le bras : debout dans le coin le plus reculé de la salle ou du jardin, où il s’installait quand il avait un moment de liberté, et rêvant apparemment à quelque lointain, il embrassait tout le secteur du regard et suivait la moindre mimique, la prévenait même, incarnant l’image de la « prévenance » d’une autre manière que le ferait l’idéal d’un manuel de savoir-vivre. […] Curieux aussi le soin avec lequel il traitait les objets les plus ordinaires ou les plus détériorés (il n’avait pratiquement que de ceux-là à l’auberge) : la façon dont il vérifiait le parallélisme des couverts de fer-blanc, dont il essuyait le bouchon en plastique du flacon de condiment. Une fois, il se tenait debout, en fin d’après-midi, dans la pièce nue et vide, regardant, immobile, devant soi, puis il se dirigea vers une niche éloignée et eut pour la carafe qui s’y trouvait un geste tendre qui emplit d’hospitalité la maison tout entière.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 177.

Cécile Carret, 21 sept. 2013
glorifiantes

Les vacanciers se sont installés dans de petites zones pavillonnaires, molles et saugrenues. Si l’aboiement d’un chien est ordinaire (je ne me demande plus pour qui le chien hurle à la mort), un cri de coq constituerait une incongruité à peine moindre qu’un meuglement. Aux ébrouements animaux se sont substitués les crépitements mécaniques : crissements des freins, dérapages des roues sur le gravillon, bourdonnement des moteurs tournant au ralenti, tandis que les conducteurs font la conversation. À ces bruits s’ajoutent ceux que produisent les passions glorifiantes des propriétaires, l’usage des scies qui geignent sur le bois, crissent sur le fer, celui du marteau, dont les coups irréguliers rendent fou. Dès qu’un individu est à la retraite, il sait tout faire. À condition que cela fasse du bruit.

Jean Roudaut, « Jour de souffrance », «  Théodore Balmoral  » n° 74, printemps-été 2014, p. 28.

David Farreny, 7 juil. 2014
ex

Ils disent, elles disent, mon ex. Ex-femme, ex-mari, ex-maîtresse… Expression sans s. Sans sexe. L’Ex est ce qui reste quand le sexe est tombé et quand il n’en reste que le mon. Raccourci. Il (ou elle) est castré de son s. Et au fond tout conjoint au bout de quelques mois.

Philippe Muray, « 23 mars 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 438.

David Farreny, 23 août 2015

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