Le pianiste avait enfourché Brahms et galopait. Personne, à la vérité, n’aurait su dire ce qu’on était en train de jouer, la perfection du virtuose nous empêchant de nous concentrer sur Brahms, la perfection de Brahms distrayant notre attention du virtuose. Et pourtant il arriva au poteau. Applaudissements.
Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 79.
Il en est de la musique comme des autres arts, y compris la littérature : la forme la plus haute de l’expression artistique est du côté de la littéralité, c’est-à-dire en définitive d’une certaine algèbre : il faut que toute forme tende à l’abstraction, ce qui, on le sait, n’est nullement contraire à la sensualité.
Roland Barthes, « Mythologies », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 803.
Une chose arrive
qu’on n’attendait plus
on l’accueille avec une réserve
bienveillante et cosmique
non sans penser aux désirs de feu
qui parfois nous ont ravagés
et n’ont eu comme les étoiles
qu’une pauvre durée de vie
Je mène deux pages de front
car ce n’est pas la vie qui est belle
c’est sa représentation
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 56.
Mes sentiments dépendent du langage que je choisis.
Renaud Camus, « vendredi 16 avril 1976 », Journal de « Travers » (1), Fayard, p. 115.
Achat de livres, ensuite, rue de la Paroisse, qui est noire de monde, badauds, cortèges de mariage, bourgeois du cru dont la bénigne suffisance est, pour moi, une source inépuisable d’étonnement. On peut donc être content de soi et du monde tel qu’il va !
Pierre Bergounioux, « samedi 27 mars 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 275.
L’été ne craint pas la mort comment
le pourrait-il. Toute une famille
sémillante et colorée s’en remet à l’été
Chimère que l’été Folie
mais oser s’y soustraire…
Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 77.
Mais si les mots paraissent vivre lorsqu’on projette le film sémantique ou morphologique, ils ne vont pas jusqu’à constituer des phrases ; ils ne sont que les traces du passage des phrases, comme les routes ne sont que les traces du passage des pèlerins ou des caravanes.
Jean-Paul Sartre, « Liberté et facticité : la situation », L’être et le néant, Gallimard, p. 573.
Au reste, mon horizon ne se borne pas à la littérature. Une confidence : j’écris pour gagner ma vie. Mais mes vraies passions secrètes sont l’immobilier, la bourse et l’import-export.
Éric Chevillard, Du hérisson, Minuit, p. 27.
Ensuite je fus assis, épuisé et content, dans mon unique pièce ; plutôt pauvre en meubles, mais je sais au besoin prendre le coffre de ma machine à écrire pour oreiller et me couvrir avec la porte de la chambre. En outre, on pense mieux entouré de peu d’ustensiles : mon idéal serait une pièce vide sans porte ; deux fenêtres nues, sans rideaux, dans chacune se détire une croix maigre – inestimables pour ces sortes de ciels comme le matin vers quatre heures ; ou le soir, quand les grêles langues rouges de serpents poursuivent le soleil de leurs sifflements (mes doigts se courbent en conséquence).
Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 69.
Et à plat, toujours regagnant le plat, elle luisait comme une petite flaque. Mandex la prit et l’étala sur sa main à hauteur de leur visage et, tentant de l’y retenir mais sans l’attraper, il la vit glisser entre ses doigts, fuyant de tous côtés, doucement, toujours sans offenser, quittant les hauteurs comme de l’eau, du sable. Bien par terre, je ne suis bien que par terre. Sa tranquillité les apaisa comme une suprématie facile. Parce qu’ils ignoraient son usage, ils lui prêtèrent une profondeur psychologique, et pourquoi pas, un exemple à suivre.
Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 111.
À Fabre-Luce, à Jacques de Lacratelle, en les quittant, du fond du cœur, et du fond de ma ruine, j’ai dit, en les quittant si heureux encore, si entouré : « Je vous souhaite le statu quo. »
Paul Morand, « 19 août 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 594.
Avec un sentiment.
Un curieux sentiment.
Comme un sentiment de domination, de supériorité, voilà, la supériorité de l’homme debout sur l’homme assis.
Quoi encore ?
Un certain pouvoir sur la vitesse, sur le paysage, qui défile devant les fenêtres, où le jour se joue de tout. Des têtes. Des nuques, des visages, qui se balancent en même temps. Il reste même une place libre.
Lui seul peut décider de la prendre.
Quelle jouissance, quand même.
Et si j’allais m’asseoir, se dit-il.
Tu paieras pas plus cher.
On ne s’entend jamais sur le prix.
Ce qui lui coûte à lui, c’est de se faire remarquer, encore, de déranger encore, de demander pardon, enfin bon.
Il y va. Il prend son sac et il y va.
Il aurait pu ne pas y aller mais il y va.
Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 51.
ces choses anciennes dont on ne parle plus
quelques-unes d’hier et d’autres
jetées dans les égouts avec les vieux mégots
— vécu jeté aux quatre vents
nous avançons ensemble, il fait hiver, il gèle
ensemble il nous faudra engendrer l’avenir
ensemble nous tendons la main, la Seine coule
que sommes-nous ? le vent m’emporte
n’êtes-vous que des fables comme tout ce qui a
été, oh ! choses à peine croyables, et pourtant
un temps viendra où moi je ne serai
qu’une fable une sorte absurde de secret
mythique, existence qui exista, où donc ?
en quel siècle ? la Seine coulait en ce pays
elle charriait encore des cadavres, des dieux
et quelques vieilles, vieilles superstitions étranges
Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 259.