La micheline courait sur une corniche sinueuse, étayée, par places, de piliers noyés, de pans maçonnés. À droite, lorsqu’on montait, le roc grossièrement dressé à coups de pic coulissait tout contre la vitre. Il répercutait le mugissement du diesel logé sous la bosse à évents, derrière la cabine. On avait l’impression d’être emporté dans la carcasse de quelque pachyderme dont la micheline avait, aussi, l’allure déhanchée ou bien, comme Jonas, dans la panse du Béhémot. Je ne sais plus quelle crainte l’emportait, l’écrasement contre la muraille ou la chute fracassante dans les écueils et les bouillons de la rivière. La berme, par moments, n’excédait pas le mètre quatre cent trente-cinq d’écartement standard de la voie et, sous le bas de caisse du wagon, lorsqu’on tournait, il y avait le vide. On se disait, tout bas, que ça ne pouvait pas continuer bien longtemps.
Pierre Bergounioux, « Le pont de Bonnel », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 10.
Je sais bien que tout homme pensant tient son époque pour la plus misérable, mais je dois avouer que je ne suis pas exempt de cette illusion.
Arthur Schopenhauer, Petit bréviaire cynique, texte inédit publié par le Magazine littéraire, numéro 328.
J’évitais au monde des révolutions douloureuses et inutiles — puisque la racine de tout mal était biologique, et indépendante d’aucune transformation sociale imaginable ; j’établissais la clarté, j’interdisais l’action, j’éradiquais l’espérance ; mon bilan était mitigé.
Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, p. 159.
Le gouvernement romain devenait tous les jours plus odieux à ses sujets accablés, et moins redoutable à ses ennemis. Les taxes se multipliaient avec les malheurs publics ; l’économie était plus négligée à mesure qu’elle devenait plus nécessaire ; l’injustice des riches faisait retomber sur le peuple tout le poids d’un fardeau inégalement partagé, et détournait à leur profit tout l’avantage des décharges qui auraient pu quelquefois soulager sa misère. L’inquisition sévère qui confisquait leurs biens et exposait souvent leurs personnes aux tortures décidait les sujets de Valentinien à préférer la tyrannie moins compliquée des Barbares, à se réfugier dans les bois et dans les montagnes, ou à embrasser l’état avilissant de la domesticité mercenaire. Ils rejetaient avec horreur le nom de citoyen romain, autrefois l’objet de l’ambition générale.
Edward Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain d’Occident, Seuil, p. 212.
Aucune illumination pour moi, enchaîné par moi-même, c’est-à-dire par la seule force qui puisse me libérer. Alors comment faire ? Se détruire en laissant une adresse où se retrouver. Quelle adresse ? Qui a mon adresse ? Qui saura tout ce que j’ai su ?
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 140.
Les autres vous pompent votre substance puis montent dans des voitures et s’éloignent en faisant de grands signes.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 93.
Le thème de l’écrivain authentique, ce sont ses problèmes ; celui de l’écrivain frelaté, ceux de ses lecteurs.
Nicolás Gómez Dávila, Scolies à un texte implicite (2), p. 308.
Tous deux mentent allègrement ; à l’intersection de ce qu’ils ne se disent pas sur leurs désirs incompatibles, l’enfant paraît.
Philippe Muray, « 24 février 1990 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 299.