Le slow qui tue est une machine logique à décollage vertical.
Pascal Comelade, Écrits monophoniques submergés.
C’est que le frégolisme du plastique est total : il peut former aussi bien des seaux que des bijoux.
Roland Barthes, « Mythologies », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 805.
Je tiens la réalisation de mon vœu, plutôt décevante, comme il était à prévoir : ne souhaiter rien exprimer, souhaiter ne rien exprimer. Le lac de Caresse est une insomnie, le voir ne m’en avait nullement averti. Précisément nous ne l’avions pas vue, sinon ce peu profond étang dont le brouillard volait les bords à nu, les sèches entrailles pierreuses, ou notre insuffisant désir.
Renaud Camus, Le lac de Caresse, P.O.L., p. 47.
Lorsque nouvellement
Dans l’intime du cœur
Naît un désir d’amour,
Languide et las se fait sentir ensemble
Un désir de mourir :
Comment, je ne le sais, mais tel est
D’amour puissant et vrai le premier fruit.
Peut-être apeure les yeux
Ce désert : pour lui, le mortel
Désormais voit peut-être la terre
Inhabitable, sans cette
Neuve, seule, infinie
Félicité qui lui peint l’âme ;
Mais, par elle, en son cœur pressentant
La tempête, il aspire à la paix,
Aspire à jeter l’ancre,
Face au féroce désir
Qui déjà gronde et partout, partout, jette la nuit.
Giacomo Leopardi, « Amour et mort », Chants, Flammarion, p. 195.
Cette ville était devenue, pour moi, une expérience spirituelle et la lumière souvent brumeuse qui la baignait me sensibilisait constamment à un ordre de vérité où les choses ne sont ni elles-mêmes ni leur reflet mais se tiennent ailleurs et se diluent en des significations multiples et toujours fuyantes — comme si la lumière était, ici, de nature aquatique et formait l’élément vital de ce qui n’en finit jamais de naître : larves, plancton, sargasses, semences saturniennes. C’était l’indéfini. Et lorsque les brouillards — légendaires — mêlaient, en leur stagnance, la totalité des éléments, la ville et la pensée comme la chair et son souffle ne se dissociaient plus : dans la profondeur de son inertie, le cœur unique de toutes choses fluait au-dedans de lui-même. Et moi, comme un atome que l’amour eût noyé, je consentais sans réserve au bercement du temps.
Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 15-16.
Il n’y a pas plus de droit à l’amour que de droit au bonheur. À peine a-t-on un droit à la recherche ou à l’attente de l’amour. Parce que l’amour n’est pas une conséquence inévitable de notre nature, seulement une possibilité, on peut concevoir des vies sans amour ou destituées de l’amour. On rencontre de telles vies, de tels personnages, dont le maintien et le débit de parole suggèrent que l’amour n’est pas venu leur donner la grâce des gestes et de la pensée. On peut devenir tel ou le rester. On dirait qu’une partie de leur corps et de leur âme est restée brute, ne connaissant des relations entre humains, par lesquelles les comportements se polissent et s’adoucissent, que l’affrontement, l’agression, ou le maintien à distance.
Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 18.
Cyprès vus au tournant d’une route, en Toscane. Et teneram ab radice ferens… Les accents, tous sur E ou A : E A E A E, avec des rappels à la basse : e a e… Mais il faut avoir beaucoup regardé les cyprès ; la montée droite, d’un seul jet, le dos Silvane nu et pur, la nuque ferme et soudain la ligne nette au-dessus de laquelle à la peau brune se substituent les cheveux, feuillage noir, touffes et boucles de flammes noires, « Grazie » la bouche de travers, cupressum.
Valery Larbaud, « Aux couleurs de Rome », Œuvres, Gallimard, p. 995.
Je veux leur faire approcher et sentir la vérité, percer les petits mensonges, faire pièce aux grands. Puis ils rencontrent le peintre Vann Nath, un des rares survivants du centre, qui est calme et juste.
Filmer leurs silences, leurs visages, leurs gestes : c’est ma méthode. Je ne fabrique pas l’événement. Je créé des situations pour que les anciens Khmers rouges pensent à leurs actes. Et pour que les survivants puissent dire ce qu’ils ont subi.
Je pose les mêmes questions aux bourreaux. Dix fois, vingt fois s’il le faut. Des détails apparaissent. Des contradictions. Des vérités nouvelles. Leur regard hésite ou fuit. Bientôt, ils diront ce qu’ils ont fait. L’un d’eux se souvient avoir torturé à une heure du matin ? Nous nous retrouvons à cette heure à S21. Lumière artificielle. Chuchotements. Une moto passe. Autour de nous, des crapauds-buffles ; des frôlements dans la nuit ; une famille de hiboux.
Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 18.
Aimer la littérature, c’est être persuadé qu’il y a toujours une phrase écrite qui nous re-donnera le goût de vivre, si souvent en défaut à écouter les hommes. Soi-même, entre autres.
Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 50.
La matinée : dans un appartement proche, comme d’habitude, un ouvrier anonyme se branle à la perceuse, au cœur de la masse effondrée de sa future mort.
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« Cette chambre dont je vois déjà les gravats, comme une montagne blanche qui nous chasse de l’endroit où nous dormons. » (André du Bouchet)
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 235.
À peine levé, le soleil a replongé dans la poix. Soleil noir de la putréfaction : il réapparaît quelques instants plus tard, la partie basse de son disque maculée d’un goudron dont il se dégage avec peine et ne retrouve de sa superbe qu’au moment où l’avion dégringole vers Roissy. On s’agite, on s’habille, on se lève. Le culte est fini, on va regagner la terre. À la sortie, le stewart, en habit bleu chamarré d’or, donnera à chacun sa bénédiction.
Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 148.
Ce que dit le réactionnaire n’intéresse jamais personne. Ni quand il le dit, car cela semble absurde ; ni au bout de quelques années, car cela semble évident.
Nicolás Gómez Dávila, Nouvelles scolies à un texte implicite, p. 31.