Une vie limitée. Locale. On vit de ce que le jour apporte. Personne ne regarde autour de soi, chacun regarde son propre sentier défiler sous ses pieds. Travail. Famille. Gestes. Vivre tant bien que mal… Concrètement.
C’est fatigant et attirant à la fois… Ah, j’aspire tellement à cette limitation ! J’en ai déjà assez du cosmos.
[…] Je prends note de ce désir en moi. Aujourd’hui, à Tandil.
Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, pp. 584-585.
Ainsi parle Iñigo. Don Rui tire sa lame
Et lui fend la cervelle en deux jusques à l’âme.
L’autre s’abat à la renverse, éclaboussant
Sa mule et le chemin des flaques de son sang.
Et chacun s’émerveille, et crie, et s’évertue :
— Holà ! — Jésus ! — Tombons sur l’homme ! Alerte ! Tue !
— Haut les dagues ! — Par Dieu ! Toque et crâne, du coup,
Sont fendues jusques aux dents. — En avant, sus au loup !
— Saint Jacques ! dit le Roi tout surpris, cette épée,
Si lourd que soit le poing, est rudement trempée.
Mais ceci m’est fâcheux, et j’en suis affligé.
Don Iñigo, ce semble, est fort endommagé ;
Il gît, blême et muet, et sans doute il expire.
Leconte de Lisle, « L’accident de Don Iñigo », Poèmes barbares, Gallimard, p. 244.
C’est déjà un tel programme une femme aimée dans une vie d’homme.
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 169.
De Neptune voici la fête ;
Célébrons-la, chère Lydé :
Venez sabler en tête à tête
Le meilleur vin que vous ayez gardé.
Humanisez un peu votre sagesse austère.
Vous voyez le soleil au haut de sa carrière,
Et, comme s’il devait y retenir son char,
Vous différez encor de tirer le nectar
Qu’au fond de vos celliers renferma votre père.
Nous chanterons le Dieu de l’onde amère,
La Néréïde et ses cheveux
Que couvre une mousse légère ;
Votre luth d’Apollon célèbrera la mère,
Et Diane aux traits dangereux.
Puis nous invoquerons la reine de Cythère,
Que traîne le cygne amoureux ;
Et la nuit propice au mystère,
La nuit sombre, à son tour aura part à nos vœux.
Horace, « À Lydé », Œuvres complètes (1), Janet et Cotelle, p. 227.
Lorsqu’il fut avéré que je ne trouverais pas d’explication toute faite, que l’accident dont je portais les séquelles ne concernait que moi, le mouvement que je me donnais depuis des années, la théorie des jours gris où je m’enfonçais perdirent toute signification. J’avais remis à plus tard de vivre, par égard, d’abord, pour des morts que je n’avais jamais connus vivants, dans l’espoir, ensuite, d’obtenir les éclaircissements dont l’absence parachevait notre infortune. Je m’étais transporté sur le grand théâtre du monde. Ce que j’y avais lu, entendu ne m’était d’aucun véritable secours, ne valait qu’autant que ce qu’il y avait autour était à peu près dépourvu de corps, d’effet de réalité. Je n’étais pas venu préparer un avenir mais tenter d’élucider un passé.
Pierre Bergounioux, Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 78.
J’ai pris plusieurs poupées non peintes et non montées. Pour 10 dollars une demi-douzaine. C’est un monde à part qui n’entre pas dans un système de comparaisons. C’est pourquoi au sujet de ces poupées on ne se demande pas si on aime le « genre » ou pas : on les voit, on les emporte.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 125.
Aucune illumination pour moi, enchaîné par moi-même, c’est-à-dire par la seule force qui puisse me libérer. Alors comment faire ? Se détruire en laissant une adresse où se retrouver. Quelle adresse ? Qui a mon adresse ? Qui saura tout ce que j’ai su ?
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 140.
Ni l’étude ni la sagesse ni le comble de l’art ne forment rien qui approcherait cet idéal atteint sans effort du simple fait d’être une petite fille.
Attention : je ne parle pas ici de Lolita. Je parle des petites filles, des pré-nymphettes dont le corps grêle et rond est encore dans le cocon des limbes, et qui sont si belles justement de ne pas prêter le flanc au désir, de n’être pas saccagées déjà virtuellement par le désir, de n’être pas des objets de convoitise ni davantage des corps défendant, point enfermées du coup dans la minuscule cellule du désir masculin à l’imagination si pauvre, si pauvre, qu’on dirait l’homme mû toujours par son pas militaire et que nul amour ne résiste bien longtemps à ce pilonnage répétitif supposé représenter le couronnement ou l’acmé de la rencontre entre deux êtres.
Une petite fille ! Voilà vers quel état, quelle réalisation de soi il faudrait tendre, tous autant que nous sommes : devenir des petites filles. Avec cet entrechat si particulier qui leur vient à toutes – mais d’où ? mais comment ? – quand elles courent, et que je n’ai jamais vu un garçonnet exécuter spontanément. Avec ces visages que rien ne dépare, ni la varicelle ni le rhume ni la colère ni les pleurs. Et le sommeil sur elles comme la paix sur le monde. Et le rire entier, qui prend tout leur visage – et leurs cheveux rient aussi. Aucune espèce de vulgarité ne les touche ; même quand leurs parents n’en manquent pas, elle ne les affecte en rien, les petites filles passent au travers leurs membres frêles. Elles vivent dans la clairière. Même sérieuses, appliquées, volontaires, elles ont ce menton minuscule. […] Tout ce que l’homme ingénieux et savant a bâti, rapporté à ce qu’elles sont, ne peut nous inspirer que du remords. Tout est dépravation qui n’est plus la petite fille, tout gâchis, désastre, folie, abjection.
Et voilà que ce qui était d’emblée l’accomplissement même va se défaire inexorablement !
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 106.
La chauve-souris dort d’un sommeil de fil à plomb.
Éric Chevillard, « mardi 18 mars 2014 », L’autofictif. 🔗
Mon corps, depuis quelques années déjà, est entré dans une période néo-expressionniste.
Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 37.