fonds

Est-ce moi, tous ces visages ? Sont-ce d’autres ? De quels fonds venus ?

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 320.

David Farreny, 13 avr. 2002
oublié

Lazare, plus tard, dirait à Rosie qu’il avait le regret profond, douloureux, de l’énorme magnolia de Brive, qui chaque printemps ouvrait dans leur jardin ses fleurs blanches, épaisses, aux durs pétales empesés et duveteux, il lui dirait encore que le bonheur à Brive avait pour lui les couleurs de ce magnolia inodore et un peu raide sur leur bout de pelouse maigre. Rosie, elle, ne se souviendrait d’aucun magnolia, de nulle splendeur douteuse. Pour répondre à Lazare, elle évoquerait vaillamment la longue rue droite et jaune, leur maison jaune, le soleil permanent qui nimbait Brive d’une lumière chaude. Mais Lazare ne se rappellerait rien de jaune à Brive, il aurait même oublié Rose-Marie (c’est Lazare qui, à Paris, avait entrepris de l’appeler Rosie) et Rosie, solitaire, encombrée de réminiscences jaunes flottantes, cesserait de parler de Brive à Lazare, écoutant simplement en prenant garde de n’en rien absorber, de ne pas s’en laisser pénétrer, l’histoire de ce magnolia qui ne lui était rien.

Marie NDiaye, Rosie Carpe, Minuit, p. 53.

David Farreny, 14 déc. 2002
étranger

Je suis né étranger au monde et j’ai regardé, impuissant, le film de ma vie. Tombereaux d’ennui ou richesses miroitantes ?… Je ne sais toujours pas ce qui m’échut. Une seule certitude : j’ai violemment haï le travail.

Par instinct — ou par bêtise — je n’ai rien « construit ». Par facilité et paresse j’ai tout fonctionnarisé, mensualisé : santé, confort, amour, amitié, écriture. J’étais un timide, je suis devenu un tiède. Je ne sais plus ce que c’est de souffrir.

Cela en mon pouvoir je jetterais mon sexe au premier chien qui passe. Car plus qu’une complication, c’est une plaie cette guérilla avec le ventre. Installé dans la pérennité de l’attente vaine, je forme un vœu sin-cè-re : je voudrais que ma femme soit heureuse.

Jean-Pierre Georges, « Sin-cè-re », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 46.

David Farreny, 31 mars 2008
rien

Quoique je ne fusse pas absolument convaincu, je me pliai à la suggestion de Kontcharski de laisser là la chaise, et nous nous en fûmes, la pensée me venant que notre voyage, pour s’effectuer sur l’eau, ne devait pas moins, à des fins de distraction, se dérouler à pied, d’un pont à un autre, et jusque dans les coins et recoins du navire, dont nous commençâmes à découvrir la cafétéria, donc, avec son bar et ses plateaux, ses tables entièrement occupées par des gens qui ne consommaient rien et qui, par les vitres ensalées, ne regardaient rien, ces gens, par conséquent, leur étalement dans un espace qu’ils se contentaient d’investir sans y rien regarder non plus, pas même leurs semblables, le relâchement de leur posture, leur indifférence à tout ce qui n’était pas le confort, illusoire, dont ils s’acharnaient à jouir jusqu’au bout, devenant pour nous un sujet d’affliction puis d’échange, c’est éprouvant, même, estima Marc, vous ne trouvez pas ? Et ils ont des enfants, enchaîna Kontcharski.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 89.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
bon

Ce Scheidman n’est plus fusillable, disait-on souvent chez les aïeules. Il s’est transformé en une espèce d’accordéon à narrats, à quoi bon vouloir encore le déchiqueter avec du plomb ?

Il n’avait plus rien de commun avec ce petit-fils qu’elles avaient condamné à mort, et il leur murmurait des récits qui les charmaient. À quoi bon s’acharner sur ce qui nous charme ? disait-on, sans conclure.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 148.

Cécile Carret, 19 sept. 2010
précédents

L’histoire, sur laquelle notre début de siècle s’est tellement appuyé pour vivre et penser, ne servira bientôt plus de rien, tant ce qu’on va voir (basé sur la technique et non plus sur l’horreur) aura de moins en moins de précédents.

Paul Morand, « 15 février 1976 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 731.

David Farreny, 23 sept. 2010
absence

Ossip Ossipovitch Apraxin / De la petite noblesse du Gouvernement de Toula, / Vous en souvenez-vous, abonnés du théâtre Michel et du Cirque, / Promeneurs de la promenade des Harengs, rue grande Morskaïa, le dimanche ? Peut-être est-ce le dimanche qui fait passage. Où êtes-vous, promeneurs de la promenade des Harengs, et dans quelle cendre valsez-vous ? Pourquoi n’ai-je pas marché parmi vous ? Pourquoi le jour se lève-t-il sans moi sur Valparaiso, sur la place de Raguse, sur Fialta et sur le printemps à Fialta, et se couche-t-il sur la baie de Vigo sans une pensée pour moi ? « Il y eut du bonheur sans moi, aux rives de Coppet » (vérif.). L’absence est le mode le plus répandu de notre rapport au monde.

Renaud Camus, « dimanche 31 mai 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., p. 243.

David Farreny, 5 nov. 2010
membrane

Tous ses rapports avec le monde semblent se produire à travers quelque membrane. Cette membrane empêche toute forme de fertilisation. Métaphore intéressante, gros potentiel, mais il ne voit pas où cela peut le mener.

John Maxwell Coetzee, L’été de la vie, Seuil, p. 312.

David Farreny, 8 janv. 2011
courtes

111. Choses qui doivent être courtes

Le fil pour coudre quelque chose dont on a besoin tout de suite.

Un piédestal de lampe.

Les cheveux d’une femme de basse condition. Il est bon qu’ils soient gracieusement coupés court.

Ce que dit une jeune fille.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 238.

David Farreny, 2 juin 2011
meubles

J’habite à Blège, m’a-t-il dit, à quinze kilomètres d’ici. Je suis en vacances mais je ne pars pas. Je viens d’apprendre que je suis recalé au bac. (Il a fait un geste de la main.) Je sais. J’ai une vieille histoire avec ça.

Il ne l’avait visiblement pas dit à tout le monde. J’appréhende de rentrer chez moi, a-t-il enchaîné. Je me sens nul, vous voyez ? Oui, ai-je dit, je vois, mais ça n’a rien de honteux. Je l’ai raté aussi, à l’époque.

Il avait l’air extrêmement songeur. Comme s’il revoyait passer devant ses yeux l’entièreté d’une matière. J’ai pensé à la géographie, qui n’a jamais été mon fort. Je lui ai demandé s’il vivait seul. Oui. Pas d’enfants ? Non. Il avait tout de même peur de rentrer chez lui. C’était presque pire. Une sorte d’effet de miroir, ou de mise en relief. Il m’a parlé de ses meubles. Il craignait de retrouver ses meubles. Je lui ai demandé, un peu pour causer, si ses meubles avaient quelque chose de spécial. Je ne crois pas, a-t-il dit. Mais il faudrait que j’en change. Il s’est fait un silence, ici, et je lui ai dit que je comprenais.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, pp. 15-16.

David Farreny, 22 sept. 2011
console

Avec E. au restaurant Belvédère, près du pont de Stralau. Elle espère encore, ou feint d’espérer une issue heureuse. Bu du vin. Elle a les larmes aux yeux. Des bateaux partent pour Grünau et Schwertau. Beaucoup de monde. Musique. E. me console, bien que je ne sois pas triste, ou plutôt je suis simplement triste d’être ce que je suis et en cela je suis inconsolable.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 353.

David Farreny, 28 oct. 2012
mensonge

Passé le Torne-Träsk, on entre en Laponie norvégienne. Le chemin de fer, qui traversait des eaux dormantes et un désert pierreux, s’engage brusquement sur la paroi d’un fjord. En bas, tout en bas, au-dessus de la vague glauque, des hameaux s’accrochent à la montagne verdoyante. Le paysage est grand, abrupt, touché çà et là de douceur humaine, et, jusque dans sa raideur, d’une jeunesse impétueuse. On débouche sur le port de Narwick, petite ville que la Norvège vient de jeter là comme un appeau brillant aux minerais de la Suède, et on s’embarque pour les îles Lofoten.

Elles nous apparurent dans la nuit. Nous vîmes se dresser, barrant l’horizon, une chaîne ininterrompue de hautes montagnes crénelées, effilées, déchiquetées, sculptées, gothiques. Elles étaient d’un gris bleu avec des lueurs de soleil ou de neige et de petits nuages ourlés de feu entre leurs dents aiguës. Tout l’archipel se mirait sur une mer d’un vert de métal, comme s’il eût été suspendu dans une clarté diaphane. Le navire se glissa par d’énormes brèches, longea des corridors, doubla des murailles de granit, nous promena toute la nuit dans un aquarium de pierre, d’écume, de mousses luisantes et d’algues d’or. Nous nous aperçûmes que le jour naissait aux plis d’ombre qui se creusaient sur les rochers. L’inégalité de la lumière nous avertissait que la nuit était passée. L’obscurité commençait à rétrécir les couloirs ; mais les crêtes et les rampes où frappait le soleil revêtaient le mensonge brillant de la vie.

André Bellessort, La Suède, Perrin.

David Farreny, 13 janv. 2015

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