glaise

Des plats extraordinairement concaves, des rations prodigieuses disposées dans des vasques — une glaise de viandes ravinée par des sauces brûlantes — à portée de ton bras, cinquante centimètres en avant de ton gilet.

On a placé à ta disposition une serviette plus grande qu’un set de table, qui couvre tes jambes jusqu’aux genoux. Néanmoins, tes regards ne se détachent pas d’une petite estafilade au dos de ta main droite, bordée par des brimborions de peau déjà sèche. Ces petits copeaux exaspèrent ton appétit à un point tel que tu t’efforces de les cueillir entre deux canines sans t’assurer que la maîtresse de maison ne te fixe pas du regard.

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 28.

David Farreny, 15 nov. 2002
tous

Le solitaire sera éclaboussé par tous.

Henri Michaux, « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1183.

David Farreny, 7 août 2006
partie

Personne ne se remet d’avoir été un jour récusé par sa mère ; encore moins quand devenue mère on récuse à son tour son fils en fictionnant dans l’enfer de son inconscient que la partie jouée par un autre permettra de ne plus jouer la sienne. Ce serait si simple… Ni le mari, ni les enfants, ni la famille n’offrent ce que seul permet un recentrage de soi par le sujet blessé. Comment pour ma mère exister sereinement avec en elle une plaie de laquelle un sang coule depuis le portail de l’église ? Pour guérir, il faut d’abord un diagnostic auquel consentir.

Michel Onfray, La puissance d’exister, Grasset, p. 17.

Élisabeth Mazeron, 15 janv. 2007
mains

Je vous attends infiniment et je serais triste de finir la journée sans vous avoir vue ; à chaque moment j’oublie une chose que je devrais vous dire.

Je vous embrasse les mains.

Rainer Maria Rilke, « mardi matin », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 25.

David Farreny, 10 fév. 2007
étonner

Nous ne finissons jamais de nous étonner que ce qui a été doive cesser d’être. Nous trouvons que bien des choses restent les mêmes : pourquoi dans ce cas devrait-il y avoir un changement en nous ? Cela crée une étreinte convulsive de tout ce qui est, l’impression d’un vide fallacieux dans tout ce que nous voyons. Au lieu du sentiment plein et charnu de la jeunesse goûtant à l’existence et à chaque objet qui la compose, tout est plat et insipide — un sépulcre blanchi, beau à l’extérieur, mais empli par la voracité et toutes les impuretés au-dedans. Le monde est une sorcière qui nous paie avec des faux-semblants et des apparences trompeuses. La simplicité de la jeunesse, l’attente confiante, les transports infinis s’en sont allés ; nous songeons seulement à nous en sortir du mieux que nous pouvons, sans trop de malheur et de désagrément. La fièvre de l’illusion, et même le souvenir complaisant des joies et des espoirs d’autrefois, sont passés ; si nous pouvons nous glisser hors de la vie sans indignité, nous en tirer avec une légère infirmité physique et disposer notre esprit au calme et à la tranquillité d’une nature morte avant de retourner au néant corporel, c’est le plus que nous pouvons attendre.

William Hazlitt, Sur le sentiment d’immortalité dans la jeunesse, Allia, pp. 44-45.

David Farreny, 18 déc. 2007
balnéaire

Mardi – Un ciel blanc de chaleur, déjà, des jointures que l’on serre. Dans le virage qui mène à Stalingrad un store enrouleur me fait de l’œil (c’est possible). Je prends ce vélo suspendu au balcon du cinquième et hop, à la mer. J’emporte la gare et les rails au cas où et cette cheminée de nickel. La superposition des façades opposées dans un reflet de vitre est encore balnéaire.

Vendredi – Une vitre réfléchie assène son velouté au mur du dessous, qui traîne sa lèpre le long du quai. Je suis belle et je t’emmerde, dit-elle. J’ai des locataires d’Atlantique, toi tu attires les rats. Rien à dire.

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 14.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
arête

De nouveau la peine, le gouffre béant dont notre chemin suit l’arête.

Pierre Bergounioux, « vendredi 25 septembre 1981 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 74.

Élisabeth Mazeron, 13 sept. 2008
faintly

My Hand delights to trace unusual Things,

And deviates from the known, and common way ;

Nor will in fading Silks compose

Faintly th’ inimitable Rose.

[Ma main s’enchante à suivre des choses singulières,

À s’écarter des voies connues et coutumières,

Et ne veut, en des soieries fanées, former,

Imprécise, l’inimitable rose.]

Anne Finch, comtesse de Winchilsea, « The spleen », Miscellany poems, on several occasions, John Barber, p. 92.

David Farreny, 27 sept. 2008
soustraction

Louis Armand, à la télévision, L’invité du dimanche. Parle de tout avec faconde : « Ce petit Larousse illustrant. » Mélange d’autodidactisme et de mysticisme maçonnique ; et teilhard-de-chardinesque ; je croyais entendre mon maître d’hôtel Raymond, technicien généralisateur, et mon gardien Annest, intarissables sur tout. Et aussi mon cousin Jean Zafiro qu’on peut mettre sur n’importe quel sujet ; on s’assied à table : Hélène et moi, cent fois, nous nous amusâmes à le lancer à l’aveuglette, en nous étant donné le mot, sur l’évolution du fer à cheval, ou l’analyse spectrale des planètes : le cours (avec beaucoup d’assurance, de vanteries, de souvenirs, vrais ou faux) dure jusqu’au café. « C’est un imbécile, il a réponse à tout. » Ce mot de Voltaire m’a toujours frappé : une accumulation prodigieuse, un amas de connaissances encyclopédiques… se soldant par une soustraction.

Paul Morand, « 12 octobre 1969 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 279.

David Farreny, 25 mai 2009
marcheur

Je dis rose, mais ce pourrait être vent, sable, boue, bœuf-carottes, violoncelle, bruit de porte ou claquement de semelles de bois sur un carrelage… le déclic est le même. C’est pour cette raison qu’il n’y a pas de différence profonde entre la vue de la glycine en fleurs et celle d’un bus calciné par un attentat, entre une décapitation et marcher sur du gravier blanc… Cela peut sembler étrange, mais le processus d’écriture me paraît strictement le même, sinon le fait qu’il naisse d’émotions contraires […]. Il n’y a donc pas de sensations qui seraient poétiquement dignes, et d’autres non. Chaque poète a sa mémoire propre, avec des secteurs propices à la parole, et d’autres moins. Ce ne sont pas seulement des interdits moraux qui bloquent l’articulation entre sensation, émotion et parole ; des partis pris esthétiques, politiques ou simplement l’histoire personnelle peuvent également freiner et réduire le spectre du poétiquement possible pour chacun.

Faut-il dépasser ces limites ? Pas nécessairement, sauf si elles créent une frustration. Il me semble qu’on peut travailler aussi bien horizontalement, c’est-à-dire multiplier et diversifier les prises sur le réel, que verticalement, et creuser quelques sensations que l’on sait décisives. Plutôt que de chercher à étendre la palette, s’acharner sur certaines sensations qui insistent et pèsent sur la langue, sans que le poète sache toujours pourquoi. Ce que la poésie doit rejeter, c’est le confort, la réduction au savoir-faire. Au fond, il est aussi fou d’aller au bout du monde que de rester chez soi. L’important reste de tenter, de risquer ; la poésie demeure « en avant », dans ce déséquilibre qui porte le marcheur, même s’il ne sait où il va puisqu’il n’y a pas de chemin. Un poète fait du chemin, il ne le suit pas. Même lorsqu’on pourrait croire qu’il tourne en rond, ou en spirale.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 62.

Cécile Carret, 4 mars 2010
possible

On lui essaya, chez le tailleur de l’hôtel, l’uniforme des grooms d’ascenseur qui était d’apparence fastueuse, avec boutons et galons d’or, mais qu’il ne mit qu’avec une légère répugnance, car la tunique, surtout sous les aisselles, était froide, raide, et en même temps irréparablement humide de la sueur de tous les grooms qui l’avaient portée. Il fallut l’élargir notamment de la poitrine, aucune des dix qu’on avait sous la main ne pouvant lui convenir, même momentanément. Malgré les travaux de couture qui furent alors nécessaires, et bien que le maître tailleur fit l’effet d’être très minutieux — il renvoya deux fois l’uniforme à l’atelier — tout fut réglé en cinq minutes et Karl sortit de là en groom avec un pantalon collant et une tunique très étroite quoique le maître tailleur affirmât le contraire : ce vêtement incitait Karl à d’incessants exercices du thorax, car il voulait toujours chercher à se rendre compte qu’il lui était encore possible de respirer.

Franz Kafka, « L’oublié », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 114.

David Farreny, 17 mars 2011
autre

Il y a des années que je ne touche plus la femme qui a le courage de vivre avec moi. Ça ne m’empêche pas de l’aimer. Ça m’empêche d’en toucher une autre.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 50.

David Farreny, 24 mars 2012
aimer

Mon Dieu, ne me permettez pas de tomber plus bas que je ne suis, au-dessous de moi-même. Laissez-moi dans ma misère ordinaire, qui est d’écrire afin d’aimer, non d’être aimé…

Richard Millet, « 20 février 1997 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.

David Farreny, 20 avr. 2024

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