tel

Tardivement, les platanes du boulevard MacDonald ont perdu toutes leurs feuilles, lesquelles se sont amoncelées ici et là en couches épaisses : ainsi le long de la grille qui sépare le trottoir nord du boulevard des voies de la gare de l’Est, près de l’entrée de la déchetterie, autour de cet objet couché de travers sur le bitume, grossièrement cylindrique, de couleur grise, de texture granuleuse, tel un pied d’éléphant au terme d’un long séjour dans le permafrost.

Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 194.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
fermer

Il faut obliger les mots à fermer.

Henri Michaux, « En marge de Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 603.

David Farreny, 7 juil. 2002
rien

Rester debout n’était plus, pour elle, de ces choses qu’on peut faire sans y songer et dont l’importance ne se révèle qu’à l’instant où elles nous sont irrémédiablement ravies. Le fond, de proche en proche, lorsqu’il est venu, n’est peut-être pas aussi terrible puisqu’on a dépouillé la station debout, la faculté d’aller, celle de comprendre si tant est qu’on ait jamais compris ou qu’il y ait à comprendre. Il reste si peu de choses que tout ce qu’on est encore susceptible de concevoir et de vouloir, c’est de devenir véritablement rien.

Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 88.

Élisabeth Mazeron, 15 sept. 2004
traversier

Sentiment de l’infini, de la présence de l’infini, de la proximité, de l’immédiateté, de la pénétration de l’infini, de l’infini traversant sans fin le fini. Un infini en marche, d’une marche égale qui ne s’arrêtera plus, qui ne peut plus s’arrêter. Cessation du fini, du mirage du fini, de la conviction illusoire qu’il existe du fini, du conclu, du terminé, de l’arrêté. Le fini soit prolongé, soit émietté, partout pris en traître par un infini traversier, débordant, magnifique annulateur et dissipateur de tout « circonscrit », lequel ne peut plus exister.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 12.

David Farreny, 21 oct. 2005
nombre

Le petit nombre doit l’emporter subversivement sur la subversion elle-même et sur tous ses dispositifs de misère, de honte et d’inutilité.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 56.

David Farreny, 1er janv. 2006
voici

Ma vie est faite. Voici l’ubac.

Pierre Bergounioux, « jeudi 25 mai 1989 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 795.

David Farreny, 20 avr. 2006
émotion

De temps en temps un de nous, adjudant, sergent, soldat, pris d’une émotion timide, à la lecture d’une lettre ou à l’apparition d’un souvenir, se met à parler de ses amis, de son passé, de sa vie civile. Ça tombe dans un silence sépulcral. Les autres écrivent, regardent par la fenêtre, s’en foutent éperdument. La voix du type semble maigrelette. Elle finit par s’éteindre de consomption et le type reste interdit, muet, un vague sourire gêné aux lèvres. Puis il se détourne et se remet au travail.

Jean-Paul Sartre, « lundi 13 novembre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 185.

David Farreny, 26 déc. 2006
blanquette

Bouquet ravissant de genêts de la forêt mêlés au lilas blanc. L’alimentation, c’est rapide ; la cuisine, c’est lent. Demandé à Louise de me faire une blanquette de veau « comme dans mon enfance ». Première conférence sur le morceau de boucherie : jarret, gluant ; collier, trop mou ; on se décide pour l’épaule, malgré mes préventions contre l’épaule, trop nerveuse. 1 h 1/2 de cuisson, avec écumoire à la main ; les herbes, le bouquet, les petits oignons blancs. Un roux avec morilles fraîches, deux jaunes [d’œufs]. (Les morilles sont une erreur ; d’abord 1100 F les 200 g, puis elles disparaissent ; il eût fallu de gros champignons de Paris.) Une heure plus tard, c’est prêt. Je constate que je n’aime pas la blanquette.

Paul Morand, « 17 mai 1970 », Journal inutile (1), Gallimard, pp. 395-396.

David Farreny, 25 mai 2009
suspens

Il faut comprendre l’extrême recueillement que fut ma vie en ce temps-là — recueillement de la pensée immobilisée dans la stupeur mais aussi recueillement de tous les sens, retirés en eux-mêmes, privés, chaque jour davantage, des stimulations du monde extérieur. Les couleurs s’effaçaient, les volumes s’amenuisaient, les formes s’effondraient. Une ère d’indigence et de restriction avait commencé. Les bruits avaient cessé. L’espace était si blanc que saveurs et senteurs devenaient proprement inconcevables. Même les sensations qui naissent des tensions infimes de l’organisme lorsque celui-ci se jette au-devant de la vie, se trouvaient altérées, tant le suspens de mon corps au-dessus du vide m’obligeait à me ramasser sur mes assises intimes, à seule fin de ne pas m’écrouler. Et j’évitais de toucher les choses, évidemment si menacées et si périssables, comme si, par le contact, leur fragilité risquait de s’infuser en moi.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 67-68.

Élisabeth Mazeron, 18 mars 2010
ne

Bien sûr, on peut détourner le regard. Perdre son objet. Le laisser s’écarter, flotter, disparaître – un simple mouvement des yeux suffit. Bien sûr, on peut ne pas regarder un pays ; ne pas savoir où il se trouve ; soupirer à l’évocation répétitive d’un nom malheureux. On peut même décider que ce qui a eu lieu est incompréhensible et inhumain. Alors, on détourne le regard. C’est une liberté universelle. Se dire qu’une autre image chassera celle-ci ; que les mots peuvent être remplacés, ou effacés. Eh bien c’est fait : Je ne vois plus cet homme qu’on force à manger ses excréments à la cuillère, en sanglant ses mains, ses bras, son cou, en écartelant sa mâchoire, en écrasant sa langue. Je ne vois plus cet Occidental qu’on enserre dans cinq pneus, et qu’on enflamme vivant au milieu de la rue, à côté de S21. Un gardien me raconte qu’il le voit faire des gestes désespérés dans les flammes, avant de s’effondrer. Duch précise : « Je ne sais pas ce qui s’est passé. Je n’ai rien vu. Nuon Chea a donné l’ordre de le brûler : qu’il ne reste rien. Ni os. Ni chair. Il ne nous a pas dit de le brûler vivant. » Je ne vois plus ce nourrisson lancé contre un arbre. Je ne les vois plus. Je ne vois plus.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 99.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
moi

Ce qui rend les mauvais poètes plus mauvais encore, c’est qu’ils ne lisent que des poètes (comme les mauvais philosophes ne lisent que des philosophes), alors qu’ils tireraient un plus grand profit d’un livre de botanique ou de géologie. On ne s’enrichit qu’en fréquentant des disciplines étrangères à la sienne. Cela n’est vrai, bien entendu, que pour les domaines où le moi sévit.

Emil Cioran, « De l’inconvénient d’être né », Œuvres, Gallimard, p. 1316.

David Farreny, 31 janv. 2013
quinquagénaire

Un demi-siècle ! me félicite-t-on en assenant une claque magistrale sur mes omoplates rongées par l’ostéoporose. Un peu de respect, voulez-vous, et des prévenances, s’il vous plaît ! Un vieillard de cinquante ans, lit-on quelque part dans Balzac. Lequel Balzac mourut d’épuisement un an après avoir fêté ce sinistre anniversaire. Je me rassure : les temps ont changé. Le quinquagénaire d’aujourd’hui avait trente ans au xixe siècle. Le trentenaire de l’époque avait lui-même dix-huit ans et le garçonnet de dix ans n’était pas né encore. Bien sûr. Mais cela fait beaucoup d’années tout de même. Toutes les femmes pourraient être mes filles. Partout, on me présente des ardoises ; la plupart sont des tuiles ; sans mentir, un toit me dégringole sur la tête.

Il faut l’accepter : le premier tiers de ma vie est maintenant derrière moi.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 79.

Cécile Carret, 9 mars 2014
croire

Il y a une grande différence entre croire encore à quelque chose et y croire de nouveau. Croire encore que la lune influence les plantes appartient à la sottise et à la superstition, mais le croire de nouveau démontre de la philosophie et de la réflexion.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 251.

David Farreny, 17 déc. 2014

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