reposer

Il faut choisir : se reposer ou être libre.

Thucydide.

David Farreny, 23 mars 2002
maître

L’après-midi sur la Dordogne contenait tant de bonheurs tangibles qu’il aurait été fou de rêver. Une profusion de biens sans maître avait été répandue sur ses rives, reflets, laisses de galets polis, bancs de sable fin soigneusement gaufré, barques, senteurs de menthe et de limon, grandes ombelles, verges d’or. La seule ombre au tableau était mon fait. Pareille richesse excédait tellement mon empan qu’à peine je l’aurais effleurée lorsque le moment viendrait, bientôt, de repartir.

Pierre Bergounioux, Univers préférables, Fata Morgana, p. 16.

David Farreny, 7 mars 2004
offusque

Je soude un assortiment de nageoires sur une large ellipse de métal que je décape ensuite, à la meuleuse. Cela prend du temps et me fatigue. À la fin, j’ai les bras qui fléchissent sous le poids de l’outil que je brandis dans toutes les positions pour retirer jusqu’aux moindres traces de rouille. En fin de matinée, j’attaque un drapé de nouveau type. Au cône de tôle, j’ajoute de courtes sections obliques de tube, en guise de manches courtes. Les bras, tombants, s’écartent légèrement du corps et donnent au personnage une attitude d’élan arrêté, d’expectative. J’ai abusé de mes forces, ces trois derniers jours. À midi, je suis épuisé et le resterai jusqu’au soir. Amère expérience, que j’ai déjà faite. L’âme devance le corps, poursuit follement ses desseins, caresse mille chimères tandis que son pesant compère s’efforce de la suivre à pas pesants, trébuche et s’effondre. La nourriture ne m’a pas rendu de forces ni la demi-heure de sommeil que j’ai prise. La réalité, dans ces moments d’asthénie complète, m’offusque littéralement. Je constate, effaré, morne, que les choses sont, les plus infimes, surtout, grains de sable, brins d’herbe, débris infinitésimaux, poussière, sans doute parce que je suis à ce point vidé de ressort que je ne serais même pas capable de les faire bouger.

Pierre Bergounioux, « mercredi 10 juillet 1991 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 62.

David Farreny, 20 nov. 2007
sorbets

Peut-être seraient offerts des sorbets, mais plus pour le nom que pour la chose.

Renaud Camus, Notes sur les manières du temps, P.O.L., pp. 312-313.

David Farreny, 12 mars 2008
larges

Addio, cari… C’est curieux, les plaisanteries d’Inga et de ses grandes amies, de ces Femmes damnées : de petites plaisanteries de religieuses, de « bonnes sœurs ». À notre avant-dernière réunion, dans cette grande ville pleine d’appels joyeux, de fleurs et de parfums, chaque matin je répétais plusieurs fois : « Je vais me lever. » Alors elle disait : « Tu vas te lœwer ? tu vas devenir un lion ! Oh, j’ai peur, tu vas me dévorer. » Et elle riait, comme si ce jeu de mots était extrêmement drôle. Ah, oui : la petite fille en elle. C’était bon aussi, ces matins-là. L’été. Les grandes avenues bien ombragées, larges, toutes pleines de l’été et d’une belle vie lente et heureuse. On en voyait trois de nos fenêtres.

Valery Larbaud, « Amants, heureux amants... », Œuvres, Gallimard, pp. 634-635.

David Farreny, 2 nov. 2009
remuions

Prenons, par exemple, le cours d’expression orale. Elle nous invitait à tourner notre attention vers ce qui se déroulait à l’extérieur, puis à nous en inspirer pour parler. Il y avait rarement plus de deux ou trois élèves dans la classe. Nous marchions jusqu’à la fenêtre, nous nous penchions. Nous observions le ciel marbré de plomb et les monticules de gravats dans les rues défoncées et désertes.

— Vous avez aussi le droit de fermer les yeux, prévenait Sarah Kwong.

Je fermais les yeux, le décor changeait ou ne changeait pas, parfois nous nous retrouvions près d’un fleuve équatorial, parfois nous étions à jamais étrangers à tout, parfois nous remuions lugubrement au-delà du bord de la mort. L’exercice consistait à revenir ensuite devant Sarah Kwong et à poser des questions ou à y répondre.

— Où sommes-nous ? demandais-je.

Sarah Kwong attendait que la question finisse de résonner, puis elle répondait :

— À l’intérieur de mes rêves, Dondog, voilà où nous sommes.

Elle prononçait cela avec une dureté évidente, en me lançait un regard qui ne manquait pas de pédagogie, négateur, comme si mon existence n’avait plus la moindre importance ou comme si ma réalité n’était qu’une hypothèse très sale.

C’est cela qui me déplaisait dans l’école, cette assurance avec quoi on démolissait mes moindres certitudes sur tout.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 104.

Cécile Carret, 14 sept. 2010
personnage

Pendant deux ou trois heures, j’ai eu le sentiment d’être et de ne pas être celui auquel on s’adressait. Non seulement parce que je jouais un personnage, ce qui nous arrive à tous chaque jour et qui est mon sport favori depuis quelques temps, mais parce que je me disais, au moment même où je dégoisais mes mensonges à propos de mon déménagement, de mes projets d’avenir et de mes vacances prochaines dans ma famille, que je n’étais rien d’autre que ce personnage. Je mentais, c’est sûr, mais, derrière mes mensonges, il n’y avait rien.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 76.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
illimitation

Il est étrange de penser que ce qui fut, durant deux siècles, la souffrance de l’ère industrielle, la vibration puissante et grave des machines, ébranlant jusqu’à le ruiner le corps des travailleurs, est devenue la réjouissance des oisifs. Le pire est peut-être la cadence invariable des coups portés, l’égalité de la hauteur de la vibration, le bruit sourd et toujours identique, sans modulation, comme un symbole de l’illimitation du mal, ce qui se répète et qui ne change pas, comme un glas infernal et infini.

Jean Clair, « Agressions », Journal atrabilaire, Gallimard, p. 26.

David Farreny, 21 mars 2011
se

À quoi puis-je reconnaître ce qui me lie à Wanda ? Je n’ai pas erré sans domicile, je n’ai pas abandonné d’enfants, je n’ai jamais remis le cours de mon existence ou simplement celui de mes affaires à un homme, le cours le plus quotidien de ma vie je ne l’ai jamais confié à quiconque, me semble-t-il, j’ai abandonné des hommes, et parfois brutalement, avec la joie vibrante qu’on éprouve à bifurquer, à s’évanouir dans une foule, à sauter sans prévenir dans un train, à faire faux bond, le plaisir aigu et rare de se dérober, de se soustraire, de disparaître dans le paysage – mais pas celui de se soumettre.

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 63.

Cécile Carret, 16 mars 2012
volubilité

Six cents ans plus tard, la famille était assemblée autour de la table du déjeuner. Pour l’occasion, le père avait passé un veston de velours. Nous bûmes le vin de ses vignes. C’était un vin de dimanche, grisant, jeune et bavard, dévot, oisif, issu de malvasia, de trebbiano et de sangiovese. Cette litanie des cépages était le début de la volubilité. Nous parlâmes de contrées que ni eux ni nous n’avions visitées, de l’éducation des enfants, de la ville, de l’automne qui approchait, des vendanges.

Baptiste s’était endormi. Nous l’avions couché dans un grand salon frais, obscur, et sur le berceau se penchaient les tableaux champêtres, les bergers jouant du flûtiau, les nymphes dansant au clair de lune, le front et le crâne de saint Jérôme.

Thierry Laget, Provinces, L’Arbre vengeur, p. 117.

David Farreny, 20 juil. 2014

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