clan

Foule infinie : notre clan.

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 321.

David Farreny, 13 avr. 2002
solution

Étrange mois d’août que celui qui s’achève. Le premier, depuis sept ans, que je n’aurai pas passé à écrire, et, de ce fait, reposant, pacifique, malgré le labeur d’esclave qui l’a rempli, sans l’ébranlement, les poisons mortels du travail de plume. Il y avait infiniment à faire mais c’étaient des choses précises, successives, qui ne réclamaient que du temps, les outils adéquats, une quantité déterminée d’énergie et pour lesquelles il existait a priori une solution.

Pierre Bergounioux, « mardi 29 août 1989 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 828.

David Farreny, 20 avr. 2006
ennui

On dirait qu’il commence à s’ennuyer. Or l’ennui, Ravel connaît bien : associé à la flemme, l’ennui peut le faire jouer au diabolo pendant des heures, surveiller la croissance de ses ongles, confectionner des cocottes en papier ou sculpter des canards en mie de pain, inventorier voire essayer de classer sa collection de disques qui va d’Albéniz à Weber, sans passer par Beethoven mais sans exclure Vincent Scotto, Noël-Noël ou Jean Tranchant, de toute façon ces disques il les écoute très peu. Combiné à l’absence de projet, l’ennui se double aussi souvent d’accès de découragement, de pessimisme et de chagrin qui lui font amèrement reprocher à ses parents, dans ces moments, de ne pas l’avoir mis dans l’alimentation. Mais l’ennui de cet instant, plus que jamais démuni de projet, paraît plus physique et plus oppressant que d’habitude, c’est une acédie fébrile, inquiète, où le sentiment de solitude lui serre la gorge plus douloureusement que le nœud de sa cravate à pois. Je ne vois qu’une solution : appeler Zogheb.

Jean Echenoz, Ravel, Minuit, p. 65.

Guillaume Colnot, 26 avr. 2006
coffre

Quand le coffre s’ouvre, il emporte ma main avec lui.

Nathalie Quintane, Remarques, Cheyne, p. 11.

David Farreny, 27 août 2006
escargot

Voilà qui est excellent ! Allons voir Sicelli ! Allons voir Bismarck ou l’Archimandrite de Noskokentovo pendant que j’y suis ! Car, comme l’écrivait le jeune Fédor à son frère Michel : « Dans l’ensemble, la situation n’est pas favorable. » Pourquoi donc hésiter, mon goloubtchik ? Allons voir Dieu s’il le faut avec sa gueule d’escargot ! Très certainement Il résoudra ce menu problème comme tant d’autres, et nous n’en parlerons plus.

Louis Calaferte, Septentrion, Denoël, p. 344.

David Farreny, 4 mars 2008
mort

       Or à jamais tu dormiras,

Cœur harassé. Mort est le dernier mirage,

Que je crus éternel. Mort. Et je sens bien

Qu’en nous des chères illusions

Non seul l’espoir, le désir est éteint.

Dors à jamais. Tu as

Assez battu. Nulle chose ne vaut

Que tu palpites, et de soupirs est indigne

La terre. Fiel et ennui,

Non, rien d’autre, la vie ; le monde n’est que boue.

Or calme-toi. Désespère

Un dernier coup. À notre genre le Sort

N’a donné que le mourir. Méprise désormais

Toi-même, la nature, et la puissance

Brute inconnue qui commande au mal commun,

Et l’infinie vanité du Tout.

Giacomo Leopardi, « À soi-même », Chants, Flammarion, p. 201.

David Farreny, 10 juin 2009
tut

« Pour un acquittement réel toutes les pièces du procès doivent se trouver anéanties, elles disparaissent totalement, on détruit tout, non seulement l’accusation mais encore les pièces du procès et jusqu’au texte de l’acquittement, rien ne subsiste. Il en va autrement dans le cas de l’acquittement apparent. L’acte qui le statue n’introduit dans le procès aucune autre modification que celle d’enrichir les dossiers du certificat d’innocence, du texte de l’acquittement et de ses considérants. À tous autres égards la procédure se poursuit. On continue à la diriger vers les instances supérieures et à la ramener dans les petits secrétariats comme l’exige la continuité de la circulation des pièces dans les bureaux, elle ne cesse ainsi de passer par toutes sortes de hauts et de bas avec des oscillations plus ou moins amples et des arrêts plus ou moins grands… On ne peut jamais savoir le chemin qu’elle fera. À voir la situation du dehors on peut parfois s’imaginer que tout est oublié depuis longtemps, que les papiers sont perdus et l’acquittement complet ; mais les initiés savent bien que non. Il n’y a pas de papier qui se perde, la justice n’oublie jamais. Un beau jour — personne ne s’y attend — un juge quelconque regarde l’acte d’accusation, voit qu’il n’a pas perdu vigueur et ordonne immédiatement l’arrestation. […] Alors évidemment adieu la liberté.

— Et le procès recommence à nouveau ? demanda K. presque incrédule.

— Évidemment, répondit le peintre, le procès reprend, mais il reste toujours la possibilité de provoquer un nouvel acquittement apparent ; il faut alors recommencer à ramasser toutes ses forces ; on ne doit jamais se rendre. »

Peut-être le peintre avait-il dit ces derniers mots sous l’impression du découragement que K. commençait à marquer.

« Mais, demanda K. comme pour aller au-devant de certaines révélations éventuelles du peintre, le deuxième acquittement n’est-il pas plus difficile à obtenir que le premier ?

— On ne peut rien dire de précis à cet égard, répondit le peintre. Vous pensez peut-être que les juges sont influencés en faveur de l’accusé par la seconde arrestation ? Il n’en est rien. Au moment de l’acquittement, les juges avaient déjà prévu cette seconde arrestation. Elle ne les influence donc pas. Mais leur humeur peut s’être transformée, une foule d’autres motifs avoir changé leur opinion sur le cas, il faut donc s’adapter aux nouvelles circonstances pour obtenir le second acquittement ; aussi demande-t-il en général autant de travail que le premier.

— Et il n’est quand même pas définitif non plus ? dit K., niant déjà lui-même d’un mouvement de tête.

— Évidemment, dit le peintre, après le second acquittement vient la troisième arrestation, après le troisième acquittement la quatrième arrestation, et ainsi de suite. Cela tient à la nature de l’acquittement apparent. »

K. se tut.

« L’acquittement apparent, dit le peintre, n’a pas l’air de vous paraître avantageux ? Peut-être préféreriez-vous l’atermoiement illimité. Dois-je vous expliquer le sens de l’atermoiement illimité ? »

Franz Kafka, « Le procès », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 402-403.

David Farreny, 21 avr. 2011
reflet

Quand on sait voir, on trouve réellement que tous les accusés sont beaux. C’est évidemment, si j’ose dire, un phénomène d’histoire naturelle assez curieux. Naturellement, l’accusation ne provoque pas une modification tangible dans l’extérieur de l’accusé ; il n’en va pas, dans ces cas-là, comme dans les autres affaires de justice ; la plupart de nos clients conservent leur façon de vivre ordinaire, et, s’ils ont un bon avocat qui sache bien s’occuper d’eux, le procès ne les gêne pas beaucoup. Pourtant, quand on a bien l’expérience de la chose, on reconnaîtrait un accusé entre mille personnes. À quoi ? me demanderez-vous ; ma réponse ne vous satisfera pas ; c’est à ce que les accusés sont précisément les plus beaux. Ce ne peut être la faute qui les embellit, puisque tous ne sont pas coupables — c’est du moins ce que je dois dire en qualité d’avocat —, ce ne peut être non plus la condamnation qui les auréole d’avance, puisque tous ne sont pas destinés à être condamnés ; cela ne peut donc tenir qu’à la procédure qu’on a engagée contre eux et dont ils portent en quelque sorte le reflet.

Franz Kafka, « Le procès », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 427.

David Farreny, 21 avr. 2011
souvenir

C’est un peu comme si, la mort nous attendant dans l’escalier, il fallait vite trouver ce qui va constituer un souvenir de la vie dans l’éternité de la planche.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 20.

David Farreny, 24 mars 2012
exaspération

L’appel du glas est pressant. Dans les éco­nomies privilégiées de l’Occident, la longévité augmente. On pallie les misères du grand âge. Qui demeurent repoussantes. La vue et l’ouïe fai­blissent. L’urine fuit. Les membres se raidissent et s’endolorissent. Les dents branlent dans des bouches baveuses et malodorantes. Fût-ce avec l’assurance piteuse d’une canne, d’une béquille ou d’un cadre de marche, les escaliers deviennent l’ennemi. L’incontinence et les étirements stériles font les nuits creuses. Mais ces infirmités phy­siques ne sont rien en comparaison du dépéris­sement de l’esprit — et pas seulement sous l’effet de la lente combustion de la démence sénile ou de l’Alzheimer. Dans la normalité, aussi, la mémoire trébuche. La date nécessaire, le nom, la référence se dérobent jusqu’à l’exaspération. Le mot ou le chiffre dont on a besoin s’estompe dans la brume. Les muscles de la concentration se relâchent, tout comme la faculté de soutenir son attention. Les vieux se répètent, sans le savoir. Leurs heures se racornissent. Comme si l’odeur de pisse, d’excrément, de sueur sous les aisselles, de colles en décomposition finissait par contaminer la conscience. Les animaux semblent repérer cette senteur aigre.

De ce fait, par milliers, par dizaines de milliers, hommes et femmes endurent leurs dernières années le regard perdu dans le néant. Dans des pavillons ou des chambres clinquants, souvent dénués de chaleur. Dans des hospices miteux, pacifiés par les feuilletons à l’eau de rose et les tranquillisants ou dans l’attente anxieuse des aides-soignants qui viendront leur essuyer les fesses serrées et trempées. Des vies végétatives prolongées sans fin sociale. La masturbation elle-même se tarit et peine à ressusciter des souvenirs gratifiants. Le fardeau économique est immense. Comment financer les besoins dévorants des impotents ? Bien que contraints par l’obligation ou une compassion déclinante, les jeunes regimbent à visiter les vieux, à humer l’air mort qui les entoure. Des détestations muettes s’accumulent. Observant les moribonds, écoutant leur babil, les jeunes entrevoient le probable naufrage de leur futur. Bénis soient ceux qui sortent plus ou moins indemnes, en possession de leurs ressources men­tales, entourés de ce qui leur est cher et via la grâce du sommeil. Combien sont-ils ?

George Steiner, « Mort amie », Fragments (un peu roussis), Pierre-Guillaume de Roux.

David Farreny, 12 nov. 2012
talonnade

Tout voyage est une talonnade de plus dans la boule de ce monde que nous finirons par envoyer rouler pour de bon derrière nous.

Éric Chevillard, « mercredi 23 juillet 2014 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 10 août 2014
apocalypse

Avec ses dix siècles de terreurs, de ténèbres et de promesses, elle était plus apte que quiconque à s’accorder au côté nocturne du moment historique que nous traversons. L’apocalypse lui sied à merveille, elle en a l’habitude et le goût, et s’y exerce aujourd’hui plus que jamais, puisqu’elle a visiblement changé de rythme. « Où te hâtes-tu ainsi, ô Russie ? » se demandait déjà Gogol qui avait perçu la frénésie qu’elle cachait sous son apparente immobilité. Nous savons maintenant où elle court, nous savons surtout qu’à l’image des nations au destin impérial, elle est plus impatiente de résoudre les problèmes des autres que les siens propres.

Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, pp. 457-458.

David Farreny, 17 mars 2024
incroyables

Je me souviens, avec une tristesse ironique, d’une manifestation ouvrière, dont j’ignore le degré de sincérité (car j’ai toujours quelque difficulté à supposer de la sincérité dans les mouvements collectifs, étant donné que c’est l’individu, seul avec lui-même, qui pense réellement, et lui seul). C’était un groupe compact et désordonné d’êtres stupides en mouvement, qui passa en criant diverses choses devant mon indifférentisme d’homme étranger à tout cela. J’eus soudain la nausée. Ils n’étaient même pas assez sales. Ceux qui souffrent véritablement ne se rassemblent pas en troupes vulgaires, ne forment pas de groupe. Quand on souffre, on souffre seul.

Quel ensemble déplorable ! Quel manque d’humanité et de douleur ! Ils étaient réels, donc incroyables. Personne n’aurait pu tirer d’eux une scène de roman, le cadre d’une description. Cela coulait comme les ordures dans un fleuve, le fleuve de la vie. J’ai été pris de sommeil à les voir, un sommeil suprême et nauséeux.

Fernando Pessoa, « 72 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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