clé

« maintenant si jamais je te vois c’est toujours

comme une clé vivante. tes seins tes reins ta bouche

ce beau butin de nuits de portes et de joies.

comme une clé toute simple. un chiffre. une musique.

et le cours des choses va. on s’en étonne. les gens

qui songent à leur maison leur jardin leur enfance

les morts impersonnelles de petits fleuves des riens

des moments chaleureux des voyages et des actes

parfaitement accomplis. mais toi quand je te vois

verticale et brillante comme un astre de mai,

réelle : je deviens terre et vent je suis ta nuit

avec ses arbres et ses mots en mouvement

ce battement de voyelles parmi les tournesols

tes mains tes yeux ton jour comme une poignée d’oiseaux. »

Lionel Ray, « Célébration », Le nom perdu, Gallimard, p. 78.

David Farreny, 20 mars 2002
Heebs

En tout cas, au milieu des cabanes délabrées des Heebs, il avait éprouvé une terreur véritable, il avait eu le sentiment d’être à découvert, d’être exposé sans aucune défense possible au milieu des constructions humaines les plus dérisoires : c’était une décharge publique où s’élevaient des cabanes en carton. Les Heebs cependant n’émettaient aucune protestation. Ils vivaient au milieu de leurs ordures dans un équilibre tranquille.

Philip K. Dick, Les Clans de la Lune Alphane, Albin Michel, p. 9.

Guillaume Colnot, 23 avr. 2002
attendant

Mais Crab ne trouve pas à s’employer. On lui préfère à chaque fois un autre candidat, plus motivé. Et Crab rejoint ses compagnons, car il n’est pas le seul volontaire rabroué et il a fini par lier connaissance avec tous ces hommes en réserve de la vie — ces êtres qui palpitent dans un infinitif pétrifié —, qui un jour peut-être seront appelés, mais ne savent plus quoi lire en attendant.

Comment occuper ce corps sans rôle qui fonctionne inutilement, que faire de cette tête qui tourne à vide ? Il faudrait procurer un travail au premier, des distractions à la seconde. C’est ainsi que Crab passe le plus clair de son temps à se donner des gifles.

Éric Chevillard, La nébuleuse du crabe, Minuit, p. 63.

David Farreny, 2 sept. 2002
réglable

C’est à croire que nous ne pénétrerons jamais jusqu’au cœur du mystère, que les forces occultes nous déroberont jusqu’au bout l’ultime secret. De grands pans de notre sens se dressent inaccessibles, demeurent enténébrés.

Il m’arrive de me transporter, en pensée, sur le lit en métal chromé, réglable, de l’agonie, à partir duquel on envisagera une dernière fois ce qui s’est passé.

Pierre Bergounioux, L’héritage. Pierre et Gabriel Bergounioux, rencontres, les Flohic, p. 183.

David Farreny, 6 août 2003
combinaison

Quoi qu’il en soit, ce fut une remarquable combinaison de la nature que d’accorder aux mêmes animaux le vol et le chant, car, ainsi, ceux qui ont à divertir les autres créatures avec la voix se rencontrent d’ordinaire dans les lieux élevés, d’où celle-ci peut se répandre plus largement à l’entour et toucher un plus grand nombre d’auditeurs ; et d’autre part, l’élément destiné au son, l’air, se trouve peuplé de créatures chantantes et musiciennes. C’est vraiment un grand réconfort et un grand plaisir que procure, autant, me semble-t-il, aux animaux qu’à nous-mêmes, le chant des oiseaux. Je crois que cela tient moins à la douceur des sons, à leur variété ou à leur harmonie, qu’à cette idée de joie qu’exprime naturellement le chant, en particulier celui-là, lequel est une sorte de rire que l’oiseau émet lorsqu’il est plongé dans le bien-être et le contentement.

Giacomo Leopardi, « Éloge des oiseaux », Petites œuvres morales, Allia, p. 169.

David Farreny, 9 nov. 2005
casuistique

Il se jetait alors dans une casuistique assez souple pour voir avec les yeux de l’adversaire ce qui l’avait d’abord indigné, puis revenir à ses critiques en les pesant plus froidement, et esquisser pour finir un jugement serein. Là encore, il agissait moins par esprit de tolérance et compréhension que par besoin de se sentir supérieur, capable d’envisager tout ce qui est pensable, y compris les idées de ses adversaires, capable d’opérer la synthèse et de discerner ici comme là les fins de l’Histoire – comme il doit convenir à un véritable esprit libéral.

Italo Calvino, La journée d’un scrutateur, Seuil, p. 40.

Cécile Carret, 8 janv. 2012
fond

Voilà. Des années ont passé. Nous vivons ensemble dans une maison en dur, j’ai réussi, j’ai une vraie maison toute dure. Francis est parti, et nous sommes tous les deux. Et alors, quoi ? Je m’ennuie. Le mot est faible. C’est évident que je m’ennuie. L’amour pour moi s’est toujours déroulé en trois phases fatales : découverte, habitude, lassitude. Et c’est fini. Chaque fois que je me suis mis à vivre avec une femme, je me suis retrouvé un jour à me dire sur ma natte : « Pop, ce que tu t’emmerdes, au fond. Demain tu la quittes. »

Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 81.

Cécile Carret, 9 mars 2012
ravagées

Si après six mois de séjour en Inde on commence à regarder les petites filles plus souvent qu’on voudrait, c’est qu’à vingt ou vingt-deux ans la plupart des femmes sont ravagées, édentées, déformées, avec ces visages gonflés et aussi effacés – d’avoir accepté sans les comprendre une série d’événements désagréables se succédant tellement vite (les enfants, ces gros fruits exigeants, si vite mûrs et si vite abîmés) que l’esprit, renonçant à suivre, renonçant à vivre, les avait quittées pour toujours.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 100.

Cécile Carret, 28 juin 2012
calvinisme

« C’est un homme comme vous et moi ! » m’a-t-il assuré avant de se rendre compte de la bêtise qu’il proférait, et puis me regardant en souriant, se remettant de lui-même à sa place : celle d’un chauffeur, quoiqu’il fût surtout instituteur et travaillât comme chauffeur, l’été, pour arrondir ses fins de mois.

Il m’a parlé plus librement du baryton, le disant généreux, drôle, séduisant, pourvu même d’une copine.

« Une copine ? » ai-je répété, aussi agacé par ce mot que par l’adjectif « sympa », et inquiet de savoir quelle femme accepterait de coucher avec un gnome, sinon, peut-être, une prostituée ou une actrice de films pornographiques spécialisés.

« Oui, une femme qui le suit partout.

— Une groupie ?

— Non, une femme normale », a-t-il fini par dire, sans se rendre compte de l’ambiguïté de l’adjectif normal, souriant doucement comme on le fait lorsqu’on évoque un maître qui témoigne de la bonté, sans entrer dans les détails auxquels nous pensions tous deux, sur cette terre calviniste, songeant, moi, qu’il ne pouvait faire l’amour que d’une seule manière, allongé à la façon d’une divinité priapique, et que la femme que j’avais vue avec lui devait avoir un rôle avant tout hygiénique, consolateur, maternel.

« En tout cas, il n’est pas laid, ai-je murmuré.

— Et pourquoi le serait-il ?

— C’est quand même un gnome. Une espèce de monstre. »

Pour un peu, le chauffeur m’aurait jeté par la portière ; mais ce vertueux, cet indigné, qui rêvait de venger son ami d’un soir, était bridé par son calvinisme.

Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, p. 143.

David Farreny, 27 sept. 2012
avenir

Ce qui d’ailleurs me manquait surtout était l’aptitude à penser le moins du monde à un avenir concret. Ma réflexion restait attachée aux choses présentes et à leur état présent, non par profondeur d’esprit ou par suite d’un intérêt trop fortement accroché, mais, pour autant que cela ne fût pas dû à la faiblesse de ma réflexion, par tristesse et par peur ; par tristesse, car le présent était si triste à mes yeux que je ne croyais pas avoir le droit de l’abandonner avant qu’il eût pu se résoudre en bonheur ; par peur, car de même que je craignais la moindre démarche dans le présent, de même me tenais-je pour indigne, eu égard à mes manières méprisables et puériles, de juger avec un sentiment grave de ma responsabilité le grand avenir viril qui m’apparaissait du reste impossible la plupart du temps, à tel point que la moindre progression me semblait être un faux, et que le point le plus proche de moi me paraissait inaccessible.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 209-210.

David Farreny, 28 oct. 2012

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