voyage

De chaque voyage, même très court, je reviens comme d’un sommeil entrecoupé de rêves — une torpeur confuse, toutes mes sensations collées les unes aux autres, saoul de ce que j’ai vu.

Pour connaître le repos, il me manque la santé de l’âme. Pour le mouvement, il me manque quelque chose qui se trouve entre l’âme et le corps ; ce qui se dérobe à moi, ce ne sont pas les gestes, mais l’envie de les faire.

Il m’est arrivé bien souvent de vouloir traverser le fleuve, ces dix minutes qui séparent le Terreiro do Paço de Cacilhas. Et j’ai presque toujours été intimidé par tout ce monde, par moi-même et par mon projet. J’y suis allé quelquefois, toujours oppressé, ne posant réellement le pied sur le sol que sur la terre ferme du retour.

Lorsqu’on ressent trop vivement, le Tage est un Atlantique innombrable, et la rive d’en face un autre continent, voire un autre univers.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 147.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2002
Occident

Mais — la rareté du ciel lorsqu’il blanchit, les rues identiques les unes aux autres, le dimanche soir en Occident…

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 163.

David Farreny, 15 nov. 2002
voix

Une voix humaine qui ne soit pas psittacisme, aussi rare que le bruit d’une averse au Tanezrouft.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 45.

David Farreny, 17 juin 2009
repli

Le monde est une construction transitoire. Il naît de nos actes. Nos mains, notre esprit lui confèrent, jour après jour, sa consistance et ses contours, ses permanences, son devenir.

Son sens, s’il est sujet à varier, c’est parce que, pour peu de temps, encore, nous sommes divers, tributaires d’un passé distinct, porteurs de dispositions à la fois spéciales et génériques, élaborées au creuset des États-nations qui se formèrent au seuil des Temps modernes. Il se peut que la mondialisation engendre bientôt un homme global, hédoniste et calculateur, surinformé, cosmopolite, interchangeable, affranchi des vieilles attaches qu’on avait avec un lieu, des proches, une patrie, lavé des particularités archaïques qui faisaient la diversité de l’espèce.

L’anthropologie, bientôt, sera sans objet, l’histoire, celle des groupes industriels et financiers aux prises pour la domination du marché, le destin des peuples, un simple compte d’exploitation. Nous sommes à la veille d’une ère planétaire qui verra les standards néo-libéraux supplanter l’infinie bigarrure des civilisations accrochées, comme les plantes, les roches, les bêtes, à un repli de la terre où elles avaient fleuri et fructifié.

Pierre Bergounioux, « Italie », Les restes du monde, Fata Morgana, pp. 43-44.

David Farreny, 13 mai 2010
fêtes

Je n’oppose plus, comme avant, les fêtes auxquelles j’ai pris part à celles qui m’ont échappé : là comme ici, la vie fait résonner le même silence.

Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 110.

David Farreny, 29 mars 2013
muet

Au fait, est-ce que tu as vu hier à la télévision le reportage sur les personnes seules ?

La femme : « Je ne me souviens que du moment où l’interviewer a dit à quelqu’un : “Racontez donc une histoire de solitude !” et l’autre est resté muet. »

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 40.

Cécile Carret, 26 juin 2013
complicité

Pour les nouvelles (cf. note du 3 avril), camper en quelques personnages ce trait de l’idéologie de gauche, ce trait des idéologies tranquilles, dominantes, c’est-à-dire qui ne se posent jamais que comme réponse, qui n’ont aucune question en elles : la complicité abusive. « On va pouvoir redescendre dans la rue pour manifester ! » me dit quelqu’un qui ne s’est même pas préoccupé de savoir si j’étais d’accord. Je suis d’accord. C’est évident. Puisque je suis là, habillé normalement, l’air sain, riant, etc. Le « on » avant toute question sur moi. Engloutissons-nous ensemble plutôt que de risquer de découvrir que nous aurions un désaccord. Décrire ça comme une sorte de viol qui fait rage absolument partout et tout le temps.

Philippe Muray, « 12 avril 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 47.

David Farreny, 29 fév. 2016
verse

Cet après-midi entamé Trézeaux d’Henri Thomas, des poèmes qui ne paient pas de mine, mais que j’envisage d’ores et déjà très bien :

Je songe, je tergiverse,

Je vois la to-ta-li-té,

Et puis je verse

D’un seul côté.

Philippe Louche, Psychogéographie indoor (103). 🔗

David Farreny, 1er mars 2024
avant-goût

Je ne saurais dire pourquoi l’idéal d’une vie heureuse me paraît aussi crédible et aussi rassurant que le slogan d’une « guerre propre ». Comme beaucoup j’ai le sentiment que ce monde n’est pas fait pour moi ou que je ne suis pas fait pour ce monde. Je me tourne et me retourne dans l’existence tel un insomniaque dans son lit, en proie à l’énervement et à l’hébétude. Après des moments très brefs d’euphorie que m’apportent un flirt, une étreinte, une conversation entre amis, une page de lecture ou d’écriture, que sais-je encore, je passe par de longues périodes d’abattement, encombré d’un moi bouffi et inexistant. Quand je ne regrette pas mes rendez-vous manqués avec les occasions de la vie, j’anticipe le deuil qu’il me faudra faire de mes plaisirs. De même que la fièvre altère l’arôme d’un bon vin, ma mélancolie donne un avant-goût de pourriture à ce qu’il m’est donné de savourer, et c’est bien moins l’étonnement devant ce qui arrive qui me pousse à « philosopher », que le blasement – une sorte de lancinant chagrin d’amour sans objet.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 18.

David Farreny, 14 mai 2024

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