L’homme qui se respecte quitte la vie quand il veut ; les braves gens attendent tous, comme au bistrot, qu’on les mette à la porte.
Voilà une occasion de médire de ces petits précis à l’usage des touristes ; au cours de ce voyage, j’en ai possédé plusieurs, également inutilisables, mais aucun n’approchait le Manuel de conversation franco-serbe du professeur Magnasco, Gênes, 1907. Tout en anachronismes à donner le vertige, en dialogues badins, de ceux qu’imagine un auteur qui aurait rêvé la vie d’hôtel sans quitter sa cuisine. Ce n’étaient que bottines à tiges, pourboires infimes, redingotes et propos superflus. La première fois que j’y recourus — chez un coiffeur du quai de la Save, parmi les crânes tondus et les ouvriers en salopettes — je tombai sur :
Imam, li vam navostiti brk ? — dois-je cirer vos moustaches ? — question à laquelle il convenait de répondre aussitôt :
Za volju Bozyu nemojte pustam tu modu kikosima — à Dieu ne plaise ! je laisse cette mode aux damoiseaux.
Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 34.
Ainsi, le projet même d’une liberté en général est un choix qui implique la prévision et l’acceptation de résistances par ailleurs quelconques. […] Tout projet libre prévoit, en se pro-jetant, la marge d’imprévisibilité due à l’indépendance des choses, précisément parce que cette indépendance est ce à partir de quoi une liberté se constitue. Dès que je pro-jette d’aller au village voisin pour retrouver Pierre, les crevaisons, le « vent debout », mille accidents prévisibles et imprévisibles sont donnés dans mon projet même et en constituent le sens. Aussi la crevaison inopinée qui dérange mes projets vient prendre sa place dans un monde préesquissé par mon choix, car je n’ai jamais cessé, si je puis dire, de l’attendre comme inopinée. Et même si ma route a été interrompue par quelque chose à quoi j’étais à cent lieues de penser, comme une inondation ou un éboulis, en un certain sens, cet imprévisible était prévu : dans mon pro-jet une certaine marge d’indétermination était faite « pour l’imprévisible » comme les Romains réservaient, dans leur temple, une place aux dieux inconnus, et cela, non par expérience des « coups durs » ou prudence empirique, mais par la nature même de mon projet. Ainsi, d’une certaine manière, peut-on dire que la réalité humaine n’est surprise par rien. […] Il n’est jamais rien qui étonne, dans le monde, rien qui surprenne, à moins que nous ne nous déterminions nous-mêmes à l’étonnement.
Jean-Paul Sartre, « Liberté et facticité : la situation », L’être et le néant, Gallimard, pp. 564-565.
Louise, déchaînée, grossière (à cause des chaussures manquées) :
— Des godillots défraîchis, c’est à quoi me donne droit le grand amour sur lequel j’ai joué toute ma vie.
Louise amère. Consternée. Grincheuse. Plaintive. Soudain lasse de vivre. Les traits tirés. Le masque prématurément vieilli. Les yeux fatigués. En route pour le suicide. Les cimetières. Les chrysanthèmes. L’hôpital. La salle commune. L’indigence. La mendicité. À la dérive. À quoi bon vivre. En imagination prête pour les jérémiades, les lamentations. Les hanches lourdes. Les jupes négligées. La vie gâchée. Les savates éculées. Louise mal mariée. Soudain accablée, révoltée. Un ciel sourd et vide. Louise douloureuse, décoiffée, rébarbative.
— On va divorcer, dit-elle.
Un phare égaré éclaire son visage, y inscrit cruellement les traits accentués de ses inutiles désirs. De ses rêves irréalisés.
Marcel, désolé, lui assure qu’elle les aura, les souliers. Les voici réconciliés.
Marcel se tait. À son tour, il paraît déprimé. Prêt aux opérations chirurgicales. Aux piqûres de morphine. À l’hospice municipal. Au canal. À l’accordéon. Au violon. Au litron. À la loterie nationale. À la sébile. Aux chansons dans le métro. Aux lacets. Aux crayons. Aux Tours Eiffel. Aux cacahuètes. À l’amadou. À la méditation sérieuse et prolongée.
Donc il se tait. Avale la salive pour éteindre et noyer le feu de quelques paroles brûlantes disgracieuses vives et pittoresques.
Hélène Bessette, La tour, Léo Scheer, p. 42.
Accueillir les contradictions à cette idée que la vie ne serait que la vérification.
Gérard Pesson, « lundi 8 juillet 1991 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 28.
Clément était si bien. Quelle vie ! Quelle journée ! Quel beau temps ! La journée de plus en plus belle. Il était si bien. Il n’était pas hanté par l’expression.
Dominique de Roux, La jeune fille au ballon rouge, Le Rocher, p. 165.
La réponse n’est pas hors du texte ou dans le texte. Elle est le texte.
Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 95.
Fleur de neige
fleur de bruit
fleur de braise
fleur de truite,
où sommes-nous depuis que la clarté tomba
(avec, dans notre sang, la fatigue des loups)
— à la recherche de quels commerces ?
— aux racines de quelles sources ?
le désir allumé au phosphore des nerfs…
L’aube n’est pas encore, il s’en faut
— La lampe brûle,
à quoi bon s’appuyer aux choses qui s’écroulent,
il est beaucoup de vies qui ont brûlé pour rien,
beaucoup de vies qui ont honte.
— Dormirais-je, dormirez-vous ?
… étoiles de la fin du monde !
… Que ne puis-je me mettre au chaud sous mon sommeil,
que ne peut-on ôter son visage de jour
— et dormir sans figure !
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, p. 58.
S’il faut renoncer, pour se faire entendre, aux sinuosités délicieuses de la pensée, alors mieux vaut abandonner la pensée. Ce n’est pas elle, en effet, qui est un plaisir, ce sont les sinuosités qui la conduisent. La pensée est une province de la Sinuosité en soi. La Sinuosité est la littérature même.
Philippe Muray, « 1er novembre 1989 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 222.
J’allongeai ma phrase, multipliant les détours et les obscurités sans parvenir à le semer et je me sentis alors gagné par l’épouvante.
Éric Chevillard, « mercredi 29 mai 2024 », L’autofictif. 🔗